Toute petite, Leyla a été terrassée par une amygdalite foudroyante qui s’est répandue dans son cerveau pour y semer une forte fièvre. Pendant deux nuits, elle a martelé le plafond de la mort, en sueur, en proie à des hallucinations semblables à ces atomes alpinistes, suivant sans jamais s’arrêter les spirales sans fin sans pour autant s’élever ne serait-ce que d’un centimètre. C’était une marche de fièvre sans fin dans les molécules de son corps.
Elle retire l’armature du scripteur oculaire.
« Qu’attendez-vous de moi ? »
Ils regagnent le bureau, pour parler affaires.
« Nous allons passer à un prototype de production, annonce Yasar.
— Une preuve de la validité de ce concept », ajoute Aso.
Leur duo comique devient agaçant.
« Nous avons à ce stade établi un budget prévisionnel de deux cent soixante-quinze mille euros. Nous cherchons un financement, un chevalier blanc d’une espèce ou d’une autre, voire des industriels. Nous proposons en contrepartie cinquante pour cent de la société.
— Entendu, répond Leyla. Ça me semble jouable. Je peux étudier tout ça et mettre au point un plan de financement. Je peux aussi dresser une liste d’arguments. Mes honoraires…
— Nous devons à ce stade préciser deux choses, intervient Aso avant de regarder Yasar qui suçote sa lèvre inférieure. Il faudra agir très rapidement, car nous ne sommes pas les seuls à travailler là-dessus et nous avons appris que nos concurrents sont sur le point de passer au stade suivant.
— Combien de temps avons-nous ?
— Deux semaines, au mieux.
— Et il y a une dernière chose », ajoute Aso.
Yasar tressaille, mal à l’aise.
« Nous ne sommes pas seuls au sein de cette société.
— Combien de parts détenez-vous ?
— Cinquante pour cent. Nous avons eu besoin de fonds pour la modélisation et les logiciels.
— Où avez-vous trouvé l’argent ?
— Où croyez-vous que deux types qui viennent de terminer leurs études et n’ont pas de répondant peuvent trouver cinquante mille euros ? demande Yasar.
— La famille, complète Aso. Sa famille. Votre famille.
— Mehmet Ali.
— Qui est-ce ?
— Notre petit-cousin, explique Yasar. Il fait partie de ces parents qui ne manquent de rien.
— Avez-vous signé un contrat ?
— C’est un accord oral, rien d’officiel, déclare Yasar. Un arrangement familial. Disons qu’il existe un gage et que celui qui le détient possède la moitié de Ceylan-Besarani.
— Pourquoi ai-je l’impression que proposer de l’argent à ce Mehmet Ali ne suffira pas ?
— Personne n’a eu de ses nouvelles depuis deux mois. Il ne répond plus au téléphone.
— Et le gage ? »
Yasar écarte les mains, un geste implorant.
« Il va falloir le récupérer. Tant qu’un lointain parent risque de débarquer et de poser un bout de papier sur la table pour réclamer cinquante pour cent…
— Ce n’est pas un bout de papier. » Aso explore ses poches et en sort un objet qui tient dans sa paume, pour le montrer à Leyla. « C’est un Coran miniature, le genre d’objet que les gens achètent comme souvenir lorsqu’ils se rendent en pèlerinage jusqu’au tombeau d’un saint. Un assez bel objet, un vieil héritage familial. Il viendrait de Perse, à ce qu’on dit. À un certain moment de son histoire, quelqu’un l’a soigneusement divisé en deux. »
Les UltraLords de l’Univers mangent du köfte au kiosque du Prophète du Kebab, en face de la tour Özer, de l’autre côté de l’Esplanade Levent. Ils sont assis selon l’ordre de la Maîtrise élémentale sur les tabourets qui leur ont été attribués au comptoir et savourent des boulettes de viande aussi savoureuses que salissantes, avec une serviette en papier coincée sous le col de leur chemise. Ils se sont shootés aux nanos et c’est le début de la descente. Ça se passe toujours de la même manière. Ils commencent par bavarder, longuement, sans interruption, gazouillis et bruits d’assiettes. À ce stade, leurs paris sont réglés, de même que les gages tels que les amendes pour excès de vitesse. Pendant la deuxième phase, tous sont très calmes, presque taciturnes, c’est le moment de l’introspection. Leur vision à distance se brouille et les piliers de verre et d’argent des tours de Levent oscillent comme des roseaux. Puis ce qui est proche devient si flou qu’ils doivent tenir ce qu’ils mangent à bout de bras pour le voir. C’est alors que débute l’agonie, une lente agonie qui, si elle durait plus de deux minutes, les ferait tomber du haut d’un pont ou les enverrait rouler sous un tram. Finalement, ils redeviennent à quelque chose près eux-mêmes et les UltraLords de l’Univers retrouvent un statut de simples mortels.
Finalement, Kemal vient s’affaler sur le coussin rouge de son tabouret de bar entre Adnan et Kadir Yinanç de la gestion des risques.
« Élément du Feu, affronte-moi ! » s’exclame-t-il.
Le Prophète du Kebab fait claquer le kebab enveloppé de papier sur le comptoir brillant comme un miroir.
« Élément de l’Air, assiste-moi ! répond Adnan.
— Élément de l’Eau, fais la guerre contre moi », dit Kadir. Il a depuis longtemps admis que sa réplique est de loin la plus mauvaise des quatre.
« Élément de la Terre, donne-moi ta puissance », marmonne Öguz.
Draksor, Ultror, Terrak et Hydror. Ils ont à la fois existé et été de pures fictions, autrefois, dans une contrée pas si lointaine et aussi proche que l’atrium d’Özer gaz et matières premières, quatre visages juvéniles et des costumes impeccables. Réunis par ce qu’ils ont en commun. Ces quatre fervents supporters de Cimbom appartenaient à un groupe de nouvelles recrues débutant le même jour dans la plus importante et la plus prestigieuse des sociétés d’achat et de vente de matières premières d’Istanbul. La femme condescendante qui leur servait de guide leur avait permis d’entrevoir le luxe doré paradisiaque du conseil d’administration et, qui sait, peut-être même réussirez-vous à vous élever jusqu’à un des sièges qu’il y a autour de cette table. Le je-m’en-foutiste hautain de la côte sud avait lancé un Ça me fait plutôt penser au Temple maudit de Slavor et trois des nouveaux arrivants avaient saisi la référence au vieux dessin animé et dû faire un effort de volonté pour ne pas éclater de rire. Après quoi ils s’étaient retrouvés pour se baptiser les UltraLords de l’Univers. Et si aucun d’eux n’avait à ce jour pénétré dans le temple d’or, ils projetaient de réaliser à eux quatre le coup financier le plus fumant de la décennie.
Ultror, UltraLord du Feu, préparait le projet commercial dans le back-office avec une centaine d’IA qui lui consacraient une partie de leur mémoire vive, chacun d’eux ne traitant qu’un fragment, aucun n’ayant accès au tout.
Terrak, UltraLord de la Terre, camouflerait l’opération afin qu’elle passe pour un banal achat de gaz de Bakou via le gazoduc Nabucco depuis Erzurum.
Hydror, UltraLord de l’Eau, la dissimulerait dans le labyrinthe des systèmes d’audit d’Özer comme si c’était le nom secret de Dieu imbriqué dans les ornements calligraphiques tarabiscotés d’une mosquée.