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Draksor, UltraLord de l’Air, avait été chargé de trouver des commanditaires, de se procurer les fonds nécessaires. Et c’était lui qui – quand tout serait prêt, et seulement à cet instant – donnerait aux autres UltraLords l’ordre de lancer l’opération Turquoise.

« Je dois revoir Ferid Bey dans la soirée, annonce Adnan. Il réclame un complément d’informations.

— Encore ? » grommelle Kemal qui a toujours été un mauvais coucheur, un travers auquel ni la nature ni les nanos ne pourront remédier. « Nous lui avons fait passer toutes les données commerciales du projet.

— Il veut voir les analyses de marché. »

Kemal lève une fois de plus les yeux au ciel. C’est la chaleur, pense Adnan. Elle nous épuise et nous rend irritables et nerveux comme des chiens errants, mais tant qu’elle perdure Turquoise perdure aussi. Kemal tend la main au-dessus des restes de köfte et de pain. Adnan la prend dans la sienne.

« Les voilà, tes putains d’analyses de marché. » Les informations frémissent entre eux, page après page de ventilations, graphiques et prévisions. C’est un art délicat et rebutant pour lequel Adnan ne possède ni le talent ni la patience. La négociation, la poignée de main, les contacts humains, tels sont ses domaines.

« Où dois-tu le retrouver ?

— Des bains-douches privés.

— Attention à ne pas te faire mettre, renifle Öguz.

— Tu trouveras ça agréable, tu verras, assure Kemal.

— Et s’il marche ? » demande Kadir. Ferid Bey n’est pas le premier oligarque que les UltraLords de l’Univers ont contacté. Mais il est le premier à avoir fixé un deuxième rendez-vous, le premier à souhaiter obtenir plus de détails.

« L’Iranien est toujours en ville ?

— Je peux arranger ça.

— Alors, il ne reste qu’à faire sauter le bouchon de champagne, déclare Adnan.

— Et le ballon sera dans les filets ! » lancent en chœur les Ultra Lords.

Ils ont reçu le soutien du Prophète du Kebab, qui ajoute à l’attention d’Adnan : « Alors, as-tu jeté un œil à ce yali ? »

Il doit son surnom à son don pour rétablir l’harmonie, guérir les âmes, guider subtilement les mots et les pensées des quatre golden boys de Levent qui irradient une concentration et une agressivité synthétique proches de l’autisme. Il n’a pas son pareil pour leur remettre les pieds sur terre.

« C’est chose faite, déclare Adnan. Et je compte me mettre sur les rangs.

— Vivre si près de l’eau est malsain, déclare Kemal. Ça attire la vermine. Des rats aussi gros que des chiens. Je les ai vus. Les chats en ont peur. Propose-moi plutôt un de ces appartements neufs d’Ulus.

— Adnan rêve de fonder une dynastie ottomane à l’ancienne, dit Kadir.

— Je ne voudrais pas élever des enfants dans un milieu pareil, rétorque Öguz. On a droit à tous les relents du Bosphore. Je sais de quoi je parle. Toute cette pollution marine en suspension. C’est comme le smog. Sans oublier la double marée qui empêche l’eau de se renouveler. Ce qui coule des égouts stagne pendant une semaine, pour ne pas dire bien plus. Et il y a pire. Je le sais, ne discute pas. Ce flic que je connais m’a affirmé que les corps qui tombent des ponts peuvent faire des allers-retours des mois durant, là en bas.

— Bon, les filles, lance Adnan en s’essuyant la bouche avec une serviette en papier. Si vous avez fini de parler de suicide, de merde et de la propreté de mes couilles, on pourrait peut-être se mettre au travail ? »

Kemal roule en boule le papier de son kebab et le lance vers le sac-poubelle suspendu à son crochet, derrière le comptoir. Il rate sa cible. Le Prophète du Kebab va ramasser le projectile et s’en débarrasser en le fourrant dans le sac en plastique noir.

L’homme de lettres et l’homme de chiffres voient différemment la même pièce blanche. Pour l’écrivain c’est un cube angoissant, un vide qu’il faut combler par les débordements de l’imagination. C’est cet espace dont on parle après n’avoir rien regardé d’autre pendant des jours. C’est écrire sur l’écriture. Pour le mathématicien, c’est le vide, la lumière blanche si pure qui, en traversant le prisme de l’analyse, se décompose en nombres qui sont l’ultime réalité. Les parois de la pièce blanche sont les confins de l’univers, juste en deçà des mathématiques.

Georgios Ferentinou n’est pas angoissé par la blancheur de sa bibliothèque, avec son livre unique, aussi austère qu’une cellule monacale. La petite fenêtre, protégée par un écran en bois ajouré, permet d’entrevoir la place Adem Dede et ses immeubles voûtés. Les murs de cette pièce dépouillée s’ouvrent sur d’autres Istanbul où rues et immeubles sont fonction des dépenses de leurs habitants, de leurs maladies et problèmes de santé, des interactions subtiles des liens géographiques, sociaux et religieux. Il y a l’Istanbul agitée des rues, rails et tunnels qu’emprunte sa population. Il y a les Istanbul maigres et nerveuses comme des écorchés du gaz, de l’énergie et autres éléments du même genre. Il y a les Istanbul qui reposent entièrement sur les rumeurs entourant le monde du football. Il existe autant de villes différentes que de produits, que d’activités qu’il est possible d’analyser et modéliser.

Pour Georgios Ferentinou, l’économie est la plus humaine des sciences. C’est la science des besoins et des frustrations. C’est la psychologie soumise aux forces abstraites et amplificatrices des mathématiques. Un pari individuel sur une histoire racontée dans le journal, une supposition d’enfant de l’école élémentaire sur le nombre de peluches Disney tassées dans un bocal, le produit de valeurs et de l’expérience acquise. Unir tour cela par une simple moyenne, ou en utilisant des instruments financiers plus élaborés, rend tout cela oraculaire. Les mathématiques sont la puissance qui se dissimule derrière les murs blancs de la bibliothèque au livre unique. Georgios est un vieil agnostique qui ne peut croire en un dieu qui croirait en lui, mais son impression de vivre dans un univers platonicien croît sans cesse. Les mathématiques sont trop précises dans leur capacité à décrire la réalité tant physique qu’humaine. Des nombres se tapissent sous toute chose. Lorsqu’il mourra – un événement auquel Georgios pense un peu chaque jour, comme la plupart des gens sitôt atteint un certain âge –, il s’évaporera en atomes de carbone. Il deviendra blanc et se fondra dans les murs des mathématiques puis, par leur entremise, dans tous ces autres Istanbul.

Son esprit part à la dérive – ce qui est également le propre des personnes âgées – et va errer dans les ruelles imbriquées des souvenirs. Jusqu’à Ariana. Il se la représente dans les rues abruptes d’Eskiköy. Elle n’a pas pris une ride. Elle n’a pas pu vieillir. Le temps est resté suspendu depuis qu’il l’a vue se rendre du ferry à la gare. En se réduisant, la communauté grecque s’est resserrée. Georgios pourrait la retrouver très facilement, et il ne se demande pas s’il a la possibilité de la joindre mais s’il osera le faire. Pourquoi est-elle revenue, après quarante-sept ans d’absence ?

Georgios se ressaisit, il s’extrait de ses pensées sans suite. Il regarde une fois de plus l’enregistrement que Can lui a adressé. La présence d’un robot de surveillance sur les images saccadées prises par son Bitbot laisse présumer que la femme qui a commis cet attentat suicide n’a pas agi seule. Les kamikazes solitaires sont généralement des inadaptés sociaux qui soignent la mise en scène de leur apothéose. Ils postent des sermons d’aliénation minutieux sur les réseaux sociaux avant de se barder d’armes et d’entrer dans l’école, la galerie marchande ou les locaux d’une administration. Quel que soit son sexe, le kamikaze se lance dans des diatribes de justice sociale, de transformation de la société et de promesses de paradis. Georgios peut en déduire qu’il y a une organisation, derrière cette désespérée décapitée.