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Chacun des nombreux groupes terroristes turcs a une signature qui lui est propre. Les Kurdes font dans le théâtral pour attirer l’attention du monde en tant que nation. Les Loups gris nationalistes anti-européens se considèrent dans la veine romantique des Jeunes-Turcs et préfèrent l’assassinat individuel et les fusillades. Ce qui s’est passé à bord du tram 157 relève du martyre islamiste classique. Nous avons là le chien fidèle qui se retourne de façon imprévisible et déchiquette le nourrisson, la voisine qui pète un câble et poignarde son époux, l’inexplicable suicide d’un collègue de travail. Des forces invisibles et insoupçonnées qui œuvrent des années durant, pour fausser les vies et les rapports entre les personnes. Ceux qui sont derrière la bombe de Necatibey Cadessi – probablement une cellule de trois ou quatre individus qui se sont affublés d’un nom ridicule – ont voulu enregistrer l’immolation. Les sites wahhabites regorgent d’explosions et de martyrs sur un fond de graphismes faits maison et de musique aux accents héroïques. Alors, pourquoi mettre ces informations en péril en se lançant à la poursuite du Bitbot de Can ? Pourquoi se donner la peine de brouiller le signal ? Pourquoi tenter de le suivre jusqu’à cette maison ? Vraiment bizarre, tout ça. Ce grain d’ordre dans le bouillonnement de ce qui est par essence aléatoire est déconcertant. Et toute étrangeté relève de l’information.

Les images saccadées, désordonnées, agressent les yeux de Georgios. Il les lève vers le repos visuel que dispense la blancheur des parois.

Le coup de sonnette le fait sursauter, tant il est sonore et inattendu. Il y a un homme, à la porte. Le cœur de Georgios s’est emballé. Ils l’ont trouvé, ils sont venus le chercher, ils ont tout découvert ! Son cœur a des ratés, il ne peut reprendre un rythme normal. Sois logique. Des tueurs ne s’annonceraient pas. Ils sont discrets, ils l’étrangleraient comme un vieux prince ottoman.

L’homme sonne de nouveau et lève les yeux vers la caméra.

« Georgios Ferentinou ? » Il s’est exprimé posément. Il a reçu une bonne éducation. C’est presque toujours le cas. Le fanatisme est un travers des classes moyennes. Un costume acceptable, une chemise propre et une cravate au nœud irréprochable. « Je m’appelle Heydar Bekdil. » Georgios recule de l’écran, pour s’asseoir. L’homme qui est à la porte fronce les sourcils, comme s’il voyait ce qui se passe à l’intérieur de cette pièce. Troisième sonnerie. « Monsieur Ferentinou, il est très important que je m’entretienne avec vous. » Il applique sa paume sur la plaque et son identité est transmise de sa main à l’ordinateur domotique. Le MIT. Les Services de renseignements nationaux. Pourquoi s’intéressent-ils à lui ? « Monsieur Ferentinou ? » Georgios presse la touche, qui bourdonne et déverrouille la porte.

« Veuillez pardonner la poussière », déclare Georgios en désignant son séjour au visiteur. Cette pièce est une cellule monacale reconvertie, avec deux sofas qui se font face d’un peu trop près de chaque côté d’une longue table étroite. « Je me suis fixé des règles d’existence personnelles. Après quelques mois, la poussière semble cesser de s’accumuler. Prendrez-vous du thé ? »

Dans la cuisine adjacente, Georgios Ferentinou met la bouilloire sur le feu et trouve des verres assortis non ébréchés. Il pose en équilibre un cube de halva au sésame de Lefteres au bord de chaque soucoupe. Le visiteur a essuyé un petit secteur de la table avec son mouchoir, une aire d’atterrissage pour la soucoupe.

« Je présume que c’est au sujet de l’actualité », commence Georgios. Il s’assied lourdement sur le sofa. Les visages des deux hommes sont proches, au-dessus de la table, un peu trop pour des gens qui ne se connaissent pas.

« C’est sans aucun rapport, déclare l’homme qui sourit pour une raison connue de lui seul. Non, c’est un… privilège. Non, vous en serez heureux, croyez-moi. » Il est nerveux, son verre vibre légèrement. « Monsieur Ferentinou, j’ai un aveu à vous faire. Je suis en fait un joueur. J’ai ouvert un compte à la Bourse de la Terreur. » Et Georgios prend brusquement conscience d’impressionner cet homme. « Longue-vue, ça vous dit quelque chose ? »

Georgios ne peut dissimuler son mépris. L’anonymat est un élément essentiel des règles établies. Il aime pouvoir se dire que l’homme assis à une table basse de la çayhane de Fethi Bey, de l’autre côté de la place, ce conducteur qui tapote son volant d’impatience en attendant que le feu passe au vert, cette femme qu’il frôle devant la gondole des produits surgelés lors de son expédition hebdomadaire au supermarché, sont peut-être des participants à sa Bourse de la Terreur.

« Merci, je me félicite que ce jeu puisse intéresser des gens de votre milieu. Mais que me veut le MIT, en ce cas ? »

Bekdil réunit ses mains. « Vous connaissez le groupe d’Haceteppe.

— Je suis un de ses membres fondateurs.

— Pardonnez-moi, je l’ignorais. Vous ne savez peut-être pas que le MIT a récemment constitué un autre groupe d’étude au profil bien plus discret pour travailler en parallèle avec Haceteppe. Il est basé à Istanbul et utilise des techniques spéculatives peu orthodoxes. Nous estimons que les deux méthodologies devraient permettre d’analyser les problèmes de sécurité sous un jour nouveau. »

Georgios Ferentinou fait tourner sa soucoupe afin d’orienter la cuiller vers le cœur de Bekdil, comme l’aiguille d’une boussole pointée vers le nord.

« Vous souhaitez que je me joigne à ce groupe.

— Effectivement. »

Georgios ne peut s’empêcher de rire intérieurement, un grognement amusé.

« Vos services doivent être aux abois, s’ils s’adressent à quelqu’un dans mon genre pour sauver la nation. Pourquoi avez-vous cru que j’accepterais de participer à ce…

— Groupe de Cadiköy. Par curiosité, monsieur Ferentinou. » Bekdil prend dans la veste de son costume bon marché une petite fiole en plastique munie d’un embout inhalateur et la place sur la petite table poussiéreuse. « Ces nanos sont à utilisation unique, et ils vous fourniront des réponses à toutes les questions que vous pouvez vous poser. Le carbone mémoriel est codé sur votre ADN et si une autre personne que vous l’inhale elle n’aura droit qu’à une brève hallucination auditive de battements d’ailes. » Que le MIT dispose d’échantillons de son ADN ne surprend aucunement Georgios, car c’est toujours à contrecœur que l’État relâche ses prises. « Je serai bref. Les nanos ont une efficacité réduite dans le temps et vous les oublierez une heure après les avoir inhalés. Eh bien, je vous remercie pour le thé, monsieur Ferentinou. Par ailleurs, je continuerai de jouer à la Bourse de la Terreur quelle que soit votre décision. Sous un autre pseudo, cela va de soi. »

Bekdil tend la main à Georgios qui la serre en étant dans un état second, comme hypnotisé par la fiole translucide sans étiquette.

Les djinns attendent Necdet qui gravit en cillant les degrés de béton du Centre de sauvetage commercial Levent sous l’éclat du soleil des heures de pointe. Des djinns par centaines, des djinns par milliers, qui le surveillent du haut des toits, balcons, cages d’ascenseurs et nacelles de laveurs de carreaux, perchés sur chaque réverbère, panneau de signalisation et placard publicitaire, chaque câble qui transporte de l’électricité ou de l’information, massés sur les toits des bus et des dolmus qui passent, lorgnant vers le bas depuis les corniches de verre des tours d’Istanbul ainsi que des minarets de l’horrible nouvelle mosquée au dôme argenté trop clinquant, plus que partout ailleurs. Les djinns ont toujours été attirés par les mosquées. Ils font en papillotant la navette entre la dimension où ils vivent et le monde réel, comme des flammèches froides, plus nombreux que les habitants du grand Istanbul.