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« Quoi ? leur crie-t-il. Qu’est-ce que vous me voulez ? »

Une femme qui rentre chez elle d’un pas rapide le regarde. L’excentricité est toujours suspecte, en ces temps où tous ont une dent contre quelqu’un ou quelque chose, ainsi que les moyens d’extérioriser leur exaspération. Necdet la foudroie du regard. Lorsqu’il détourne la tête, la place est déserte, un million de bulles de savon ont éclaté en silence, simultanément.

Il prend un dolmus. Les bombes sont un fléau, lorsqu’on emprunte les trams et le métro. La majeure partie de Levent est arrivée à la même conclusion. Gayreteppe est encombré de camions, de limousines intercontinentales, de citadines et de dolmus bleu et crème. Le minibus démarre et avance par étapes d’un mètre dans les embouteillages. Des klaxons beuglent de toutes parts, des sons auxquels répondent les coups de sifflet des agents de la circulation. Un tram aux trois quarts vide passe. Necdet s’est enfoui à l’arrière du dolmus, derrière une mêlée d’hommes d’affaires en costume bon marché, car il redoute les djinns. Il craint plus que tout de revoir la tête, la tête de la femme, la tête lumineuse. Il jette un œil par la fenêtre. Une flamme bleue immobile, aussi figée que si elle était ciselée dans du saphir, flotte au-dessus du capot de chaque véhicule présent dans l’avenue Cumhuriyet. Le djinn de la combustion interne. Necdet ferme les paupières et attend pour les rouvrir d’avoir entendu le taxi collectif s’engager dans le grand carrousel rugissant de Taksim.

En descendant les ruelles suintantes qui séparent les sombres immeubles décrépits aux fenêtres ouvertes et aux climatiseurs bruyants, Necdet perçoit les djinns sous forme d’une chaleur dont la source est plus proche, une chaleur dans la chaleur, des nœuds et des tourbillons d’énergie gardés captifs entre les vieilles bâtisses. Sur la place Adem Dede, obscure et saturée par les battements d’ailes des pigeons, ces maelströms charrient les vestiges de la chaleur du jour et de la puanteur de la graisse de cuisine rance utilisée à la çayhane de Fethi Bey, ce qui leur apporte de la substance. Necdet cherche à tâtons la clé du gros cadenas de cuivre. Ils sont tous derrière lui, empilés les uns sur les autres dans son dos, au point qu’ils atteignent la hauteur d’un cumulonimbus. Il les sent, au même titre qu’il sent l’odeur de friture.

« Necdet. » Une voix féminine, la voix d’une femme qu’il connaît même si elle ne s’est encore jamais adressée directement à lui. Il s’agit de la fille qui travaille à la boutique d’art, et elle descend les marches séparant le couvent des derviches de la maison de thé. Cependant, elle se déplace la tête en bas, à l’intérieur du sol. Les marches, la place, les immeubles, tout est incontestablement solide, mais par quelque diablerie attribuable aux djinns, Necdet voit ce qu’il y a sous le trottoir et la femme qui s’y déplace, avec les semelles de ses chaussures sous les siennes. Elle est en tout point identique à l’original, si ce n’est qu’elle est enceinte et s’incline en arrière pour ménager son dos et ses genoux, comme elle gravit les marches. Elle s’arrête sur le degré situé devant celui de Necdet et lève les yeux sur lui, entre ses pieds. Elle garde les mains posées avec légèreté sur son ventre, soupire et reprend l’ascension de la courbe imperceptible de son monde concave. Une karin. Les karins sont des esprits mineurs. Les théologiens se demandent toujours si ce sont des êtres d’argile comme les hommes, ou de feu comme les djinns, mais il est incontestable qu’ils sont aussi envieux et malveillants que ces derniers. Des vieilles filles, des derviches et des guérisseurs à la sauvette les perçoivent parfois ; les cheikhs les entendent et leur parlent, et certains peuvent même, à l’occasion, leur imposer leurs volontés. Tous estiment cependant que chaque karin est un miroir de la personne sous laquelle il se trouve, le reflet de celui ou celle qui se dresse à la surface, le gardien de son bonheur et de sa sérénité. Necdet titube et heurte la porte du tekke, qui s’ouvre.

« Ismet ! Ismet ! J’ai besoin de toi ! Ismet ! »

Necdet se précipite d’un pas vacillant dans la cuisine, le cœur emballé. Son frère est assis à la table Ikea, le Coran dans les mains. Ismet Hasgüler est un de ceux auxquels ce livre s’adresse. Ses lectures des sourates sont apaisantes. Douces et musicales, elles contiennent un baume pour les auditeurs. Elles guérissent les malades, repoussent les influences pernicieuses, purifient les maisons et bénissent les enfants. Quand une femme vient frapper à la porte pour poser une question sans réponse en ce monde – et ce sont systématiquement des femmes – le livre s’ouvre de lui-même à la sourate correspondante, dans les mains d’Ismet. Deux femmes à la tête couverte d’un foulard sont d’ailleurs assises en face de lui, proches l’une de l’autre. Tous lèvent les yeux, surpris, comme s’ils se sentaient coupables d’avoir voulu interpréter la volonté divine. C’est elle ! La fille de la boutique d’art, la bêcheuse qui n’a jamais dissimulé à Necdet le mépris qu’il lui inspire. Celle qui se déplaçait la tête en bas seulement quelques secondes plus tôt.

« Je t’ai vue », lui balbutie-t-il. Il désigne du doigt la jeune femme qui a un mouvement de recul. Celle qui l’accompagne, plus âgée, probablement une tante, la retient par le bras. « Je t’ai vue, là-dehors. Il y a une seconde. Ton karin, ton double inséparable. Je l’ai vu dans le sol. Il y a un instant. Ta sœur de terre. La tête en bas. Elle a prononcé mon nom. Je t’ai vue et tu attendais un enfant. »

La bouche et les yeux de la jeune femme sont béants. Puis des pleurs chiffonnent son visage. Elle gémit et étreint sa mère-tante-sœur aînée.

« Un signe, un signe ! » s’exclame la femme plus âgée avant de lever les mains pour rendre gloire à Dieu. « Allah est bon ! Tenez, tenez. »

Elle pousse des euros vers Ismet, qui recule comme s’il croyait ces billets empoisonnés.

« Quoi ? demande Necdet. Qu’est-ce que c’est ? Que se passe-t-il ?

— Tu es un cheikh ! » dit l’employée de la boutique d’art avant que Necdet prenne conscience qu’elle pleure de joie. « J’ai entendu dire du bien de ton frère, on raconte que c’est un juge plein de sagesse. Un homme droit et juste, a estimé oncle Hasan après en avoir parlé à son cousin du magasin d’articles de sport. Et Sibel Hanim a déclaré qu’il était également un expert de la parole de Dieu parce qu’il a chassé les djinns du miroir de la chambre de sa fille. Mais toi, tu es le maître des djinns. À vous deux, vous constituez une armée divine. Merci, merci infiniment, merci ! »

Necdet ramasse les billets souillés et les lance aux deux femmes. « Tenez, reprenez votre argent ! Vos questions ont-elles reçu une réponse ?

— Oui », répond la fille de la boutique. Elle dirige une main vers son ventre, le geste que Necdet a vu sa sœur souterraine faire un peu plus tôt. « Oh oui, Dieu est infiniment bon ! »

Tante-mère-sœur a perçu le trémolo de folie présent dans la voix de Necdet et elle prend la main de sa nièce-fille-sœur pour l’entraîner dans la cuisine, puis dans la rue. Les billets sont restés sur la table, au milieu des verres à thé.

« À quoi rime ton petit numéro ? lui demande Ismet. Tu as été d’une grossièreté sans bornes envers ces femmes. Les chasser comme ça ! J’essaie, si Dieu le veut, de me bâtir une réputation et je n’y parviendrai jamais si tu terrifies les gens qui viennent solliciter mon aide. »

Necdet ferme les yeux. La pièce est parcourue par des tourbillons de forces spirituelles et émotionnelles qu’il entrevoit à peine, l’air bourdonne de peurs et d’énergie.