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« Écoute. J’étais à bord de ce tram, aujourd’hui, tu sais, celui où une bombe a explosé. J’étais à bord, et j’ai vu la femme qui s’est suicidée. Je l’ai vue déclencher la bombe et j’ai vu sa tête s’envoler. J’étais à bord de ce tram.

— Oh, pourquoi n’as-tu rien dit ? Tu devrais être à l’hôpital. Tu as besoin de soins…»

Mais Necdet secoue la tête. Il tente de se débarrasser des bourdonnements étourdissants originaires d’un autre monde.

« Les médecins ne pourraient rien pour moi. Je vois les djinns. Comprends-tu ce que je te dis ? Je vois les djinns ! »

Des aiguilles de lumière dorée tombent sur Adnan Sarioglu étendu sur l’octogone de marbre. Des bouffées de vapeur s’élèvent autour de lui. La sueur forme des flaques sur son ventre – où il a plus de graisse qu’il ne le voudrait –, frémit un moment puis s’écoule sur son flanc jusqu’à la pierre chaude. Il s’étire et sa peau se distend. Son corps est luisant, comme martelé dans une forge. Les doigts d’acier du tellak ne laissent aucun muscle et aucune articulation au repos.

Ferid Adatas, propriétaire d’un des fonds communs de placement non militaires les plus importants de toute la Turquie, est membre du plus fermé des bains-douches de la ville. Les hammams sont redevenus à la mode. On ne peut y accéder que sur rendez-vous, et de nouveaux établissements réservés à un cercle de privilégiés ouvrent chaque semaine. C’est une autre incongruité post-européenne. Les spas font femmelette, sybarite, européen. Les hammams sont virils, authentiques, vraiment turcs.

Épuisé sur la dalle que surplombe un dôme étoilé – ce salopard de tellak a tenté de le faire couiner comme une vierge –, Adnan se fond dans une détente totale. Des muscles qu’il ignorait posséder se laissent aller et ronronnent. Tout en lui a été électrisé. Il lève les yeux sur la sombre coupole percée d’alignements de vasistas circulaires, comme s’il était seul dans un univers privé.

L’eau coule et ses éclaboussures forment une pellicule sur la dalle de verre suspendue au-dessus des mosaïques. Le hammam Haci Cadin est une fusion d’architectures typiques de la post-Union, des coupoles et des niches ottomanes érigées sur des palais byzantins depuis longtemps oubliés, des années et des décennies de vandalisme qui a aveuglé, étouffé et enfoui dans le sol les visages grecs aux yeux d’anges, un siècle après l’autre. Ces traits hantés n’ont reçu la lumière du jour que lorsque les bâtisseurs ont abattu un immeuble d’habitation bon marché et découvert cette merveille. Mais Istanbul est une superposition de strates, des sédiments imbriqués métamorphiques. Il est ici impossible de planter une rangée de haricots sans mettre au jour les restes d’un saint ou d’un soufi. Arrivé à un stade, tous les pays prennent conscience de devoir se nourrir de leur histoire. Les Romains ont dévoré les Grecs, les Byzantins les Romains, les Ottomans les Byzantins, les Turcs les Ottomans. Quant aux Européens, ils dévorent tout ce qu’ils trouvent. Nouvel éclaboussement suivi d’un ruissellement : Ferid Bey a prélevé dans un bol en bronze l’eau chaude que contient un bassin de marbre pour la verser sur sa tête.

« Super ! rugit-il. Super ! »

Ferid Bey se lève de la dalle de verre chaud pour se diriger en se dandinant vers le bain de vapeur. Ce n’est pas un homme gros ou rendu adipeux par le sybaritisme, mais les poils de sa poitrine sont gris et il a les hanches raides. Adnan se décolle de la dalle et le suit dans la pièce aux murs de marbre. Sous le sol transparent, des Patriarches et des Palaiologos subtilement éclairés lèvent les yeux vers ses testicules. Ferid Bey écarte les jambes et s’adosse à la paroi de marbre. Adnan se met à son aise, comme lui. Pour la première fois depuis des mois, il se sent véritablement vivre.

« J’ai jeté un œil à vos calculs », déclare Ferid Bey. L’eau goutte de l’ourlet du pestemal dont il a ceint sa taille. « Le hic, c’est que cela ferait de moi un contrebandier.

— C’est simplement une source d’approvisionnement alternative.

— C’est ce que vous comptez dire au juge, en cas de pépin ? »

C’est dans l’air. C’est ce tir au but que le vent soutient et emporte. N’importe qui pourrait marquer. Adnan doit avoir foi en ses capacités.

« Ce gaz s’envole en fumée. Le gazoduc de Tabriz ne peut en transporter autant et ils allument les torchères. Whoosh ! Comme s’ils jetaient une allumette dans une mallette qui déborde d’euros.

— Je doute que ce soit aussi simple que tourner un robinet.

— Öguz, notre spécialiste de la question, affirme qu’il suffit de saisir deux instructions sur un clavier. Fermer ceci, ouvrir cela. Clic-clac.

— Expliquez-moi comment tout ceci vous est venu à l’esprit. »

Les deux hommes se rapprochent l’un de l’autre dans l’espace exigu, étroit comme une tombe, du bain de vapeur.

« J’ai effectué mon service militaire sur ces terres pleines de promesses. Pendant que mes camarades rouspétaient et se plaignaient que les Kurdes les émasculeraient en cas de capture, j’ai consacré mes loisirs à des activités plus constructives.

— C’est comment, là-bas ?

— Un vrai trou, mais notre trou. »

La sueur se rassemble sur le menton de Ferid Bey où elle forme des gouttes qui grossissent puis tombent sur le sol de verre en déformant un œil du saint en mosaïque.

« Je suis un investisseur, pas un scientifique, mais je dois être absolument certain qu’il n’y a aucun risque. Je ne peux pas irradier les Grecs, même si j’en meurs d’envie. »

Adnan sourit et pense : Il l’a dit. Je ne peux pas irradier les Grecs. Il marche !

Ce jour qui a marqué tous les esprits, Adnan se trouvait sur le quai et réparait des combinaisons de plongée. C’était le début de saison et le soleil était haut dans le ciel, les premiers bateaux emportaient les plongeurs vers les cités lyciennes englouties. Suédoises effrontées et Danoises passionnées étaient ce qu’on trouvait de mieux parmi les premières arrivées. Les Scandinaves avaient un faible pour les hommes qui effectuaient un travail compliqué ou délicat. Les images bouillonnaient sur l’écran installé sous la banne de l’Octopus Bar, pour leur fournir les dernières nouvelles sportives. Bosser à terre et non sur les bateaux permettait à Adnan d’être informé de l’actualité avant les autres. Et ce jour-là, alors qu’il collait des rustines aux combinaisons, il entendit le commentateur changer d’intonation et reporta son attention sur l’écran. Une expression empreinte de gravité, un bandeau qui défile tout en bas, l’image instable d’un ciel illuminé par des éclairs au-delà de l’horizon. Brusquement intrigué, Adnan posa son pistolet à colle et se rapprocha du téléviseur. Toutes les têtes se tournaient, sur le quai. Les hommes oubliaient leurs filins, leur matériel de plongée, leurs bateaux, leurs camionnettes et mobylettes. Les Suédoises et les Danoises battirent en retraite, ne sachant trop si elles avaient le droit d’assister au spectacle.

À onze heures vingt, heure d’Ankara, le mont Fandoglu qui se situe dans la province occidentale de l’Azerbaïdjan iranien fut atteint par quarante missiles à ogive thermobarique. Les images satellites montraient des flammes qui jaillissaient des montagnes pour s’épanouir l’une après l’autre en fleurs belles comme des tulipes. Un chapelet de sphères ignées. D’autres prises de vues, attribuables à des portables, leur révélèrent un nuage incandescent en forme de champignon qui s’élevait dans un ciel saphir, puis un autre. Avant que tout vibre et disparaisse.