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« Des bombes nucléaires ? fit une voix. Quelqu’un a balancé des bombes nucléaires !

— Non, pas nucléaires, répondit Adnan sans quitter l’écran du regard. Des bombes à vide, des machins censés être sûrs et propres, même si ces considérations sont secondaires quand on est dans leur rayon d’action.

— Comment peux-tu le savoir ? demanda un vieil oisif.

— J’ai vu ça sur Discovery Channel. Ce sont des armes conçues pour être utilisées contre des bunkers enterrés.

— Qu’est-ce qu’il peut bien y avoir, là-bas ? Un trou dans le sol ?

— Ils l’ont creusé, marmonna quelqu’un.

— Ce qu’il y a ? De vraies bombes nucléaires, répondit Adnan.

— Les inspecteurs de l’ONU ont visité le site de Qom, tout le monde le sait !

— Ils ont vu ce qu’on a bien voulu leur montrer. »

Puis une voix déclara simplement :

« Les Juifs. »

Topai avait travaillé une vingtaine d’années dans la partie nord de Chypre et en bas dans le Levant, et tous le considéraient comme l’individu le plus bourlingueur de tout Kas.

« Ces putains de Juifs ont fini par le faire ! »

Il y eut dans l’Octopus Bar une explosion de voix, des poings brandis.

« Fermez-la, je veux savoir ce qui se passe », cria Adnan. Il y avait sur ce qu’il pouvait voir de l’écran un panache rougeâtre en forme de cyprès ou de plume qui s’élevait sur des milliers de mètres en s’inclinant vers l’est comme une colonne de fumée, en direction de Tabriz. L’expression du commentateur n’était plus consternée mais apocalyptique. « Bouclez vos putains de gueules ! » rugit Adnan lors d’une accalmie dans le fracas. Il y eut un silence. « Merci. Écoutez ! Écoutez ! »

Adnan tenta d’imaginer la simulation informatique transposée dans la réalité, sur un plan humain. Un seul missile thermobarique aurait transformé tous les tunnels creusés sous le mont Fandoglu en un véritable enfer. L’onde de choc eût réduit en bouillie les organes, broyé les membres et les cages thoraciques, avant que l’ouragan igné s’engouffre dans les galeries à une vitesse quasi supersonique, traverse toutes les salles de tous les niveaux des installations. La combustion ayant consumé tout l’oxygène disponible, les rares survivants à l’incinération seraient morts par suffocation. Ce qu’ils n’avaient pas montré sur Discovery Channel, c’était ce qui se produisait quand quarante missiles arrivaient les uns derrière les autres pour provoquer un chapelet d’explosions sur un réacteur nucléaire à eau sous pression. Au cœur du mont Fandoglu, les commandes furent carbonisées, les systèmes de secours changés en scories, les sécurités fondues et amalgamées. Les dispositifs de refroidissement cessèrent de fonctionner, la température du noyau grimpa en flèche. Les cloisonnements cédèrent, la masse en fusion du noyau atteignit l’eau et une explosion de vapeur titanesque projeta un geyser de matières radioactives hors des tunnels et évents, haut dans l’atmosphère. Emporté par un vent d’ouest, le panache radioactif atteignit cinquante kilomètres de haut sur cent de long. Il ne restait plus rien de vivant, sous le mont Fandoglu, pas une seule bactérie.

Les Suédoises aux larges pommettes et les Danoises joufflues s’étaient entre-temps éclipsées.

Tous les hommes de Kas se trouvaient dans les bars, les restaurants et les çayhanes pour regarder la télévision. Dans leurs maisons, les femmes se réunissaient autour de leurs écrans. La terreur se propageait. Le panache avait atteint les stations de compression de gaz de Marand, quatre-vingts kilomètres plus à l’est. Tous étaient morts, là-bas. Les installations seraient inutilisables pendant une génération. Il fallut évacuer Tabriz. Yetkin, le Premier ministre, promit l’aide de la Turquie. Adnan regardait les images d’une vieille femme lavée au jet des particules attribuables aux retombées. Elle gardait les mains et le visage levés, sans sembler avoir conscience que c’était justement du ciel que la mort s’abattait. La Knesset avait confirmé lors d’une conférence de presse qu’Israël venait de détruire les installations nucléaires iraniennes du mont Fandoglu. Des marmonnements avaient finalement comblé le lourd silence. Trois mots étaient désormais répétés : « putains de Juifs ». Puis quelqu’un avait lancé un tabouret sur le téléviseur, qui s’était mis à osciller. Un exploit salué par une acclamation. Les autres s’étaient chargés de faire basculer ce maudit appareil, de briser des tables, arracher les rideaux. Après avoir cassé les bouteilles rangées derrière le bar, ils s’étaient défoulés sur les lampes suspendues, ils avaient mis à sac l’Octopus Bar. Comme c’était insuffisant, quelqu’un avait décidé d’y mettre le feu. Les flammes s’étaient empressées de dévorer le bois désormais imbibé d’alcool. Puis, quand les employés voulurent utiliser les extincteurs, la clientèle leur jeta des cailloux. À minuit, le toit s’effondrait dans un feu d’artifice de braises et d’étincelles. Le lendemain matin, les ruines étaient toujours trop chaudes pour qu’il soit possible d’approcher. Adnan ne pouvait comprendre. La colère des habitants de Kas contre les Juifs et leurs alliés américains était telle qu’ils avaient privé leurs voisins de leur gagne-pain. Il y avait eu dans toute la Turquie, et jusqu’aux frontières les plus éloignées de l’Islam, de telles automutilations sous forme d’incendies, attentats à la bombe et immolations absurdes.

Si le monde vacilla pendant un temps au bord de l’abîme, les Israéliens avaient parfaitement analysé la situation. L’Iran ayant menacé de fermer le détroit d’Ormuz aux tankers, les États-Unis y envoyèrent leur flotte. Avec des millions de personnes déplacées, Téhéran pouvait tenir un rôle de victime. Les ambassades brûlaient et sautaient au Pakistan, des ardeurs que seule la puissance du pays voisin, l’Inde, permit de modérer. L’Afghanistan poursuivit son suicide collectif en le peaufinant avec autant de minutie que s’il s’agissait d’un de ses célèbres tapis. L’appel de la Syrie – qui réclamait l’anéantissement d’Israël – ne fut que gesticulations, un simple déluge d’insultes rituelles. Les rampes de lancement de missiles de croisière thermobariques se situaient à seulement quelques minutes de Damas. La Chine protesta et menaça Israël de sanctions, mais sa lente apocalypse environnementale lui donnait d’autres chats à fouetter. L’Inde manifesta un mécontentement de bon aloi. L’Union européenne se lança dans une nouvelle leçon de morale. Les Sud-Américains exprimèrent leur outrage, mais ils ne se trouvaient sur le passage d’aucune retombée. Le veto des États-Unis au Conseil de sécurité empêcha toute condamnation officielle de l’ONU. Les Russes brandirent des menaces tout en se félicitant en secret que les immenses champs pétrolifères de l’ouest de l’Iran – enfouis sous la couche de poussière radioactive des vestiges des installations nucléaires du mont Fandoglu – soient dans l’impossibilité de produire quoi que ce soit pendant quelques décennies. Le monde recula du bord du gouffre et repartit en titubant. Le ballet de la politique mondiale pouvait reprendre.

Et en Turquie, près des flots bleus de la Méditerranée, le lendemain de ce jour qui resta gravé dans toutes les mémoires, un modeste plagiste acheta une boîte de chapelets qu’il revendit en moins d’une heure en réalisant un gain net de trois cents pour cent. Pendant que Kas attendait que les cieux se déchirent, que le mahdi prononce le centième nom secret de Dieu et que débute la fin du monde, Adnan fut ainsi témoin d’un miracle d’une tout autre nature, celui de l’économie de marché.

Quinze ans après cette pluie de missiles sur le mont Fandoglu, l’ouest de l’Iran est toujours radioactif, la frontière reste fermée et les oléoducs et gazoducs sont placés sous embargo international. Mais ce même jeune homme est devenu un trader et il a trouvé un moyen de faire passer du gaz invendable dans une longue conduite inutilisée, pratiquement oubliée, jusqu’au gazoduc Nabucco qui relie la Caspienne à l’Adriatique. Du gaz si bon marché qu’on peut considérer que les Iraniens en font cadeau, du gaz qui rapportera une véritable fortune dans la folle chaleur du marché au comptant d’Istanbul.