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Les tractations sont délicates et compliquées, mais elles reposent sur des bases solides. Adnan a tout réglé du côté iranien. Le chevalier blanc – Ferid Bey – fournira les liquidités. Les UltraLords vont substituer à du gaz hors de prix de la Caspienne du gaz iranien très bon marché dans une station de compression située loin à l’est, là où la vieille Ligne verte iranienne depuis longtemps sous scellés rejoint le gazoduc Nabucco qui vient de Bakou. Tous seront gagnants, quand le gaz sera vendu sur le marché de cette ville avide d’énergie qu’est Istanbul. Tous s’en mettront plein les poches. Mais rien ne pourra être fait avant que Ferid Bey n’appose son cachet sur le contrat.

« Quand comptez-vous passer aux actes ? »

Ferid Bey se penche en arrière sur le marbre chaud et son ventre ballotte un peu sur le plaid.

« La veille du jour où le vent va tourner.

— Pourquoi avez-vous besoin de mes capitaux, si vous savez prédire l’avenir ? Dites-le-moi, je ne suis certainement pas le premier. Qui a refusé, avant que vous décidiez de me joindre ? »

Ferid Bey ne l’a pas invité à le retrouver dans ce hararet, ce bain turc privé, sans se renseigner sur lui de façon si approfondie qu’il relèvera ses mensonges avant même qu’il les exprime.

« Bon nombre sont ici, ce soir. Et vous en avez déjà parlé avec eux. »

Ferid Bey se lève, se donne une tape sur les cuisses puis sur le ventre, secoue la tête pour faire tomber des gouttes de sueur de son épaisse chevelure.

« Exact. C’est bon comme ça. Venez, allons nous rincer. Vous me plaisez, Adnan Bey. J’ai pris connaissance de vos études et de vos chiffres, mais j’ignore tout de vous. Vous avez de l’audace, cependant je n’aime pas prendre des engagements avec des inconnus. Venez dîner demain. Chez moi, à Heybeliada. Une vedette vous attendra à Eminönü, à vingt heures. Êtes-vous marié, avez-vous quelqu’un de proche ?

— Ma femme, Ayse. Elle est négociante en art religieux.

— Vraiment ? J’aime ça. Il est bien que les femmes aient également une activité professionnelle. J’aimerais la rencontrer.

— J’ai des associés.

— C’est avec vous que je compte traiter. Venez avec votre épouse. Il y aura quelques amis.

— Quand puis-je espérer finaliser cet accord ? » demande Adnan pendant que Ferid Bey enfile ses sabots et se dirige vers les bassins en se dandinant sur le verre mouillé.

« Rien ne presse. Nous en parlerons demain. Tenue décontractée. »

Adnan Sarioglu incline la tête et laisse les perles de sueur rouler sur les côtés de son nez, fusionner à l’extrémité pour goutter sur le sol. Il inhale les chaudes vapeurs aromatiques. L’air brûle ses narines, mais il a une odeur d’argent.

Dans la chambre, l’air est chaud et poisseux, stagnant, mais Ayse est en sous-vêtements et elle frissonne avant d’enfiler sa nouvelle robe. Après avoir quitté le nid où on a passé son enfance, il est impossible de se sentir véritablement à son aise. Elle se déhanche pour faire glisser le vêtement sur ses seins et ses épaules, puis elle lisse les plis et se tourne afin de s’étudier dans le miroir du vieux placard. Elle y a regardé tant de fois ses reflets, des robes mises et retirées, son ventre plat, le galbe de ses seins, la ligne de sa mâchoire et la fermeté de ses bras. Elle y a cherché son premier poil pubien et le renflement d’un sein marquant la fin de son enfance et l’épanouissement de sa féminité. Ayse se souvient de son premier ensemble de lingerie à couper le souffle qu’elle a acheté dans la nouvelle boutique ouverte par Agent Provocateur dans Cevahir Mall. Âgée de dix-sept ans, elle a apporté le plus discrètement possible le paquet à la maison. Puis est venu le long rituel voluptueux de l’enfilage, un élément après l’autre, avec des fixations compliquées et inefficaces qu’il faut crocheter, boutonner et accrocher, avant de prendre la pose comme il se doit pour ressembler – lorsqu’elle se tourne vers le miroir – à un mannequin qui pivote sur la passerelle ou une espionne du XXe siècle qui s’apprête à rencontrer un contact dans son boudoir tapissé de velours rouge. L’électricité statique due au frottement des cuisses l’une contre l’autre est surprenante, tout comme les petits nœuds roses qui la rendent si sexy. Elle ne peut s’empêcher de caresser la dentelle, les mailles et ce qui brille. Elle a l’impression de valoir autant que tous les trésors d’Istanbul. Ayse paresse des heures dans son lit pour explorer les sensations et émotions que procurent de tels accessoires chez une fille de dix-sept ans qui voit par instants dans ce miroir le reflet d’une créature indomptable. Elle finit par s’asseoir, jambes écartées, au bord du lit, pour fumer et étudier son image. Elle redoute, tout en espérant presque, que la porte s’ouvre et que sa mère la surprenne ainsi. Elle vient de découvrir une femme sensuelle, dans cette vieille chambre familière aux murs tapissés d’affiches de boys bands.

« J’arrive. Comment me trouves-tu ? »

Ayse emprunte le couloir qui a senti l’oignon frit et la vieille graisse aussi loin que remontent ses souvenirs, puis elle pénètre dans le séjour. Sa mère est assise dans le fauteuil de la fenêtre en saillie d’où elle peut surveiller tant le monde intérieur que celui extérieur.

« Je sais que ce n’est pas fait pour être porté avec des bottes, mais est-ce que ça conviendra ?

— Pour quoi ?

— Je te l’ai dit il y a dix minutes, ce dîner avec Ferid Adatas, demain.

— Ferid comment ? »

Les « appartements Tulipe » sont ce qu’on appelle des maisons du souvenir. Ayse a découvert ces édifices dans les pages d’écrits de la Renaissance de la Florence du XVe siècle. Ces maîtres de l’art de la remémoration ont construit les fabuleux palazzi de visualisation où chaque vestibule, pièce, tableau et statue, les moindres éléments du mobilier et de la décoration, sont des accès à des faits qui risquent de sombrer dans l’oubli. Contrats, affaires légales, poèmes et discours, ont été décomposés en éléments auxquels on a assigné un emplacement précis dans le palais mnémonique. Se rendre du portique à la loggia en passant par le vestibule peut déclencher un débat de logique complexe ; une autre promenade débutant au même endroit peut, à cause d’une niche, d’une pièce isolée et d’un balcon surplombant un jardin classique de cyprès évoquant des flammes sombres, reconstituer un arbre généalogique ou résumer les clauses d’un contrat de mariage. Pendant que ce qui rassemblait ses souvenirs perdait de sa cohérence, la mère d’Ayse élaborait son propre art informel de la remémoration en associant des lampes, des ornements et des photos de famille, des livres et des revues datant de plusieurs années ainsi que ces petits coffrets sertis de pierres qu’elle aimait tant, à des instants et souvenirs. Elle les avait positionnés sous des angles précis que Dicle, la femme de ménage, n’avait pas le droit de modifier étant donné que le souvenir en question en aurait été dénaturé. Une rotation de vingt degrés eût métamorphosé un prix remporté à l’école en mariage d’un cousin, déplacer de l’autre côté de la table proche du sofa le cadre d’argent contenant le diplôme obtenu par son frère en eût fait le rappel des feux d’artifice qui ont ponctué le premier Nouvel An de ce siècle. Et quand ces associations d’idées commencèrent à se dégrader, Fatma Hanim prit l’habitude de coller sur ses mémentos des Post-it jaunes couverts d’abréviations énigmatiques dignes de SMS. Elle s’emportait avec la hargne virulente des vieillards contre Dicle lorsqu’un de ses petits aide-mémoire disparaissait. Alors que la colle avait simplement séché et que les notes jaunes décolorées par le soleil, aux annotations ayant pâli pour atteindre une quasi-invisibilité, descendaient en voletant comme des feuilles mortes dans l’air poussiéreux. Fatma Hanim indexait un souvenir après l’autre dans l’appartement des Erkoç. Ayse l’attribuait à l’entropie nécessaire à sa vie d’archiviste de la famille. Pendant qu’elle et ses sœurs, frères, cousins, cousines, tantes et l’interminable défilé des Erkoç trépassés passaient en courant pour aller à l’école, tomber amoureux, se marier et procréer ou avoir une carrière professionnelle, ou encore concilier les deux, se séparer et vivre sans entraves, sa mère récoltait les souvenirs, les époussetait et les réordonnait en prévision du jour où ils seraient utiles, quelques années ou quelques vies plus tard. On trouvait à présent trop de mémentos dans la demeure de Fatma Hanim et plus assez dans son esprit. Elle avait mené son œuvre à bien, tout avait été transcrit et il suffisait d’avoir des yeux pour en prendre connaissance.