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Ulysse, ce marin qui a – il y a longtemps – navigué sur ces mers exiguës, a fourré de la cire dans les oreilles de ses marins pour qu’ils ne puissent pas céder au chant des sirènes. Jason, un autre navigateur aux méthodes plus subtiles, a laissé Orphée couvrir leurs voix avec sa lyre. Les tampons que Can a dans les oreilles s’inspirent des solutions trouvées par ces deux héros de l’Antiquité. Il s’agit de blocs d’intellipolymères et de nanocircuits qui s’insèrent parfaitement dans ses conduits auditifs. Ils n’étouffent pas la réalité. Ils la prennent et l’inversent, ils la mettent en phase pour la lui renvoyer afin qu’elle s’élimine… ou presque. Une précision absolue équivaudrait à une surdité totale, alors qu’il perçoit malgré tout le monde extérieur sous forme de murmures.

Une fois par mois, sa mère retire ces petits tampons pour retirer l’excédent de cérumen. Vient ensuite une demi-heure de vive tension, qu’ils passent enfermés dans un placard aménagé à cette intention au centre de l’appartement et dans lequel Can et sa mère trouvent leur place comme des pépins dans une grenade. Le réduit est insonorisé selon des normes dignes d’un studio d’enregistrement, mais la mère de Can ne peut s’empêcher de sursauter en écarquillant les yeux au moindre coup assourdi ou raclement qui se propage dans les vieilles poutres du tekke. C’est l’instant où elle s’adresse à lui par des chuchotis presque inaudibles. Pendant une demi-heure, chaque mois, Can est bercé par la voix de sa mère qui nettoie ses oreilles avec des cotons-tiges imbibés de divers produits antiseptiques.

Le jour de la disparition des sons est le premier de ses souvenirs fiables. Can avait alors quatre ans. L’hôpital aux formes carrées était blanc et moderne, avec du verre de tous les côtés, et il semblait miroiter sous le soleil. C’était un excellent établissement, disait son père. Sa mère avait précisé qu’il était très coûteux, ce qu’elle répétait chaque fois qu’elle rappelait qu’ils devaient au coût de l’assurance-maladie de vivre dans ce vieux tekke délabré d’un secteur défraîchi de la ville. Can avait compris que les tarifs étaient exorbitants parce que ce centre spécialisé dans l’audition avait été construit au bord des flots. Il voyait au-delà de ses baies vitrées d’énormes navires sur lesquels des conteneurs s’empilaient à des hauteurs vertigineuses, plus proches et plus gros que toute autre chose mobile qu’il lui avait été donné de voir. Assis sur le drap aseptisé jetable, il imprimait des balancements à ses jambes pendant que le navire envahissait la fenêtre et que tous s’intéressaient à ses oreilles.

« Qu’est-ce que tu ressens ? » lui demanda son père. Can tourna la tête d’un côté puis de l’autre, pour tester les sensations que procuraient les machins insérés dans ses oreilles.

« Il ressentira de la gêne au cours des prochains jours », annonça l’audioprothésiste pendant que l’énorme navire approchait toujours, aussi grand qu’une île. « Vous devrez les nettoyer une fois par mois. Les circuits électroniques sont d’une solidité à toute épreuve et vous n’avez pas à craindre de les endommager. Nous essayons ? Can…»

Et ce qu’il entendait avait battu en retraite, tous les sons de ce monde venaient d’être repoussés au-delà des frontières de son univers. Les voix du médecin et de son père étaient devenues des gazouillis de petits oiseaux. Son propre nom s’était changé en un murmure. Le navire passait sans un bruit. Can pense toujours à lui comme au navire qui a emporté tous les bruits dans son sillage. Lorsqu’il monte sur la terrasse pour baisser les yeux dans la ruelle des Teinturiers en direction du minuscule V du Bosphore, il espère toujours le voir revenir et lui rapporter un son différent dans chaque conteneur.

Sa mère prépara de l’asure, ce soir-là. Un dessert exceptionnel pour un instant exceptionnel. L’asure était une friandise très prisée, dans sa famille originaire de l’est du pays. Can avait souvent entendu raconter par sa mère – et sa grand-mère lorsqu’elle était encore de ce monde – l’histoire du gâteau de Noé, comment il avait été improvisé avec les sept produits comestibles restant à bord de l’arche qui venait de s’échouer sur le mont Ararat. Mais ce soir-là ses parents l’avaient narrée en la mimant. Surexcité par le sucre et irrité par la présence de ces corps étrangers dans ses oreilles, Can n’avait pu trouver le sommeil. De brèves lueurs sur la tapisserie Barney Bugs l’avaient incité à ouvrir les volets. Le ciel explosait. Des feux d’artifice s’épanouissaient au-dessus d’Istanbul, en libérant des cascades argentées. Des arcs jaunes et bleus montaient empaler la nuit. Des feux de la couleur du bronze se changeaient en cataractes sous des déflagrations stellaires dorées qui prenaient naissance si haut dans le ciel qu’il devait tendre le cou loin en arrière pour les voir. Le tout était souligné par des détonations et des sifflements assourdis, des craquements si légers qu’il les comparait à ce qu’on peut entendre lorsqu’on rompt du pain sec. Ce quasi-silence rendait les lumières visibles dans le ciel encore plus vives et étranges que tout ce qu’il avait eu jusqu’alors l’occasion de voir. Était-ce la fin du monde, tout là-haut ? Les sept cieux se déchiraient-ils et tombaient-ils en une pluie de braises sur la terre ? Les mortiers tiraient leurs fusées de plus en plus haut. Can les entendait sous forme de claquements rôdant aux marches de sa perception, comme des cosses de pois qui libèrent leurs graines. Il y avait à présent des armées célestes qui s’affrontaient au-dessus des multitudes de chauffe-eau solaires et d’antennes paraboliques d’Istanbul. Des bataillons de janissaires armés d’éclairs chargeaient avec l’appui de l’artillerie lourde des sipahis rapides et scintillants qui traversaient le ciel sur des montures au galop silencieux. Au-dessus, juste au-dessous des étoiles, les anges des sept cieux livraient bataille à leurs pendants des sept enfers et – pendant un instant de fulgurance – le ciel s’illumina comme si toute la clarté émise par les étoiles depuis la naissance de l’univers s’était brusquement déversée sur Istanbul. Can perçut sa chaleur argentée sur son visage orienté vers la voûte céleste.

Puis cet éclat mourut pour permettre à la ville de retrouver le présent. Tout d’abord du côté du Bosphore où le son flûté d’une sirène de navire enfla en un chœur de pétroliers, de ferries, d’hydroglisseurs et de bateaux taxis. Les rues répondirent par les appels des trompes des trams, aussi légers que des prières, puis les accents plus cuivrés et monotones des klaxons des voitures et des camions. Can se penchait en avant, pour ne rien perdre de tout cela. Il crut entendre de la musique de danse s’élever de la maison de thé Adem Dede. Il sentait ses pulsations, un battement différent de celui de son cœur. Sous tout cela, il y avait des humains qui poussaient des acclamations, riaient et chantaient. Il n’y avait pas de mots, seulement le plaisir procuré par le volume sonore, les sons d’un agrégat de foule. C’était pour Can l’équivalent d’un sifflement parasite. Les gens entassés dans les rues, la petite place avec ses deux maisons de thé et sa supérette. Ils étaient nombreux à brandir deux drapeaux, et plus encore des bouteilles. Can n’aurait jamais cru que tant de personnes pouvaient tenir sur la place Adem Dede. Exubérants, les automobilistes utilisaient leurs avertisseurs en agitant des drapeaux par la fenêtre : étoile et croissant blancs sur fond rouge de la Turquie, cercle d’étoiles dorées sur fond bleu de l’Europe. Identiques à ceux des personnes massées sur la place Adem Dede, des croissants et des étoiles. Can suivit des yeux un jeune homme qui se déplaçait en dansant sur le balcon du konak occupant l’angle des ruelles des Teinturiers et des Poulets volés. Il était torse nu et avait peint en blanc le croissant et l’étoile de son pays sur son visage teint en rouge. Le croissant donnait l’impression qu’il avait une seconde bouche que fendait un large sourire. Puis il se tourna pour saluer la foule avant de gesticuler à l’attention du ciel. Il faisait mine de vouloir sauter dans le vide. Can retint sa respiration. De son point d’observation, il était à la même hauteur que cet inconnu. Ses admirateurs l’acclamaient, lorsqu’il lâcha brusquement prise. Même tant d’années plus tard, Can peut le revoir tomber dans les faisceaux de l’éclairage public, la peau luisante de sueur, le visage paré d’un sourire indélébile face à la force de gravité. Il disparut dans la foule. Nul ne précisa à Can quel avait été son destin.