Si je pouvais l’apprendre et la traduire, cette épopée, je la mettrais par écrit de sorte qu’elle serait peut-être retrouvée par des archéologues dans des milliers d’années. J’ai déjà pris des notes sur ces gens, indiquant comment ils sont et comment je vis parmi eux. J’ai fabriqué vingt tablettes à ce jour à partir de la même argile dont se sert la tribu pour fabriquer ses poteries et ses sculptures, mise à cuire dans le même four en forme de ruche. C’est un travail horriblement lent d’écrire sur des plaques d’argile avec mon petit couteau en os. J’enfouis mes tablettes dans le sol de pavés ronds de la maison. Un jour du XXIe ou du XXIIe siècle un archéologue russe les mettra au jour et elles lui donneront une sacrée secousse. Mais de leur histoire, de leurs mythes, de leur poésie, je n’ai rien, à cause du problème de la langue. Rien de rien.
Midi est arrivé et passé. Je trouve des baies blanches sur un arbuste aux feuilles vernissées et, après juste un instant d’hésitation, les engloutis. Elles ont un goût légèrement sucré. J’ai encore faim après en avoir entièrement dépouillé l’arbuste.
Si j’étais au village en ce moment, nous aurions arrêté le travail pour un déjeuner de fruits secs et de lanières de viande de renne décongelée, arrosé d’un jus de fruits légèrement fermenté. La fermentation est, je crois, le résultat accidentel de leurs méthodes de conservation. Mais il y a manifestement de la levure ici et j’aimerais essayer d’inventer le vin et la bière. Peut-être qu’ils feraient de moi un dieu pour cela. Cette année j’ai inventé l’écriture, mais j’ai fait ça pour moi, pas pour eux, et ils n’ont pas l’air très intéressés. Je crois qu’ils seront plus impressionnés par la bière.
Une saleté de vent coupant s’est mis à souffler de l’est. On est maintenant en septembre et la chape du long hiver est en train de s’installer. En une demi-heure la température est tombée de quinze degrés et je gèle. Je porte une parka et un pantalon de fourrure, mais ce petit vent glacial me transperce. Et il soulève la mince couche de terre friable et sèche qui tapisse le sol pour nous le jeter à la figure. Un jour cette poussière jaunâtre atteindra près de dix mètres d’épaisseur, recouvrant le village, B. J., Marty, Danny et Paul, et probablement moi avec.
Ils ne vont pas tarder à cesser le travail. Encore huit ou dix jours et la maison sera finie, si les tempêtes de neige de début de saison ne s’en mêlent pas. J’imagine Paul en train de cogner par six fois sur son tambour pour donner le signal du débrayage – et tout le monde de courir se mettre à l’abri en laissant éclater sa joie. Ce sont des gars pleins d’entrain. Ils sautent en l’air, crient et chantent, s’envoient de joyeuses bourrades dans les bras, se vantent des déesses qu’ils ont sautées et des rhinocéros sacrés qu’ils ont tués. Non que ce soient des enfants. Je donnerais aux plus vieux dans les vingt-cinq, trente ans. Il semble que l’espérance de vie soit ici d’environ quarante-cinq ans. J’en ai trente-quatre. J’ai une grand-mère en vie là-bas, dans l’Illinois. Personne ici n’arriverait à croire une chose pareille. Celui que j’appelle Zeus, l’homme le plus vieux et le plus riche de la communauté, semble avoir dans les cinquante-trois ans, est probablement plus jeune qu’il ne le paraît, et passe généralement pour être favorisé des dieux pour avoir réussi à vivre aussi longtemps. C’est une vieille crapule encore pleine d’allant et de vigueur. Il vous fait savoir qu’il tient ses deux femmes occupées toute la nuit, même à son âge. Ce sont des robustes. Ils mènent une vie rude, mais ils ne le savent pas et ils restent de joyeuse humeur. Oui, j’essaierai de les brancher sur la bière l’été prochain, si je vais jusque-là et si j’arrive à résoudre les problèmes techniques. Ça pourrait nous faire un sacré village de noceurs.
Il y a des moments où je ne peux pas m’empêcher de me sentir abandonné par mon propre temps. Je sais que c’est irrationnel. Ce doit être seulement par accident que je suis échoué ici. Mais il y a des moments où je pense que les gens là-haut, en 2013, ont simplement haussé les épaules et oublié mon existence quand les choses ont mal tourné, et ça me fait prodigieusement chier jusqu’à ce que je reprenne le dessus. Je suis un dur à cuire de profession. Mais je me trouve à 20 000 ans de chez moi et il y a des moments où ça fait plus mal que je ne peux le supporter.
Peut-être que la bière n’est pas la solution. Peut-être que c’est un alambic qu’il me faudrait. Pour fabriquer quelque chose de plus fort que la bière, une bonne petite gnôle maison qui m’aiderait à traverser ces sales moments, quand la colère et la rancune commencent à faire surface.
Au début la tribu me considérait comme un parfait crétin, je crois. Il faut dire que j’étais en état de choc. Le voyage temporel était quelque chose de beaucoup plus traumatisant que les expériences avec des lapins et des tortues nous l’avaient fait croire.
J’étais là, nu, étourdi, engourdi, les yeux clignotants et la bouche ouverte, l’estomac au bord des lèvres. L’air avait une odeur aigre – qui se serait douté que l’air sentirait différemment dans le passé ? – et il était si froid qu’il me brûlait les narines. J’ai tout de suite su que je n’avais pas atterri dans la douce France des Cro-Magnon mais beaucoup plus à l’est, en quelque région plus désolée et plus rude. Je voyais encore la lueur arc-en-ciel de l’anneau de Zeller, mais il s’évanouissait rapidement, et hop, voilà qu’il avait disparu.
La tribu me trouva dix minutes plus tard. Un coup de chance extraordinaire. J’aurais pu errer pendant des mois sans rencontrer autre chose que des rennes et des bisons. J’aurais pu mourir de froid ; j’aurais pu mourir de faim. Mais non, les hommes que je devais appeler plus tard B. J., Danny, Marty et Paul étaient en train de chasser près de l’endroit où j’étais tombé du ciel et ils butèrent tout de suite sur moi. Dieu merci, ils n’avaient pas assisté à mon arrivée. Ils auraient décrété que j’étais un être surnaturel et auraient attendu de moi des miracles, chose dont je suis bien entendu incapable. Ils se contentèrent donc de me prendre pour un pauvre benêt qui s’était aventuré si loin de chez lui qu’il ne savait plus où il était, ce qui après tout était la pure vérité.
Je devais vraiment avoir l’air d’un pauvre malheureux. Je ne parlais pas leur langue ni aucune autre langue de leur connaissance. Je n’avais pas d’armes. Je ne savais ni fabriquer des outils de silex, ni coudre une parka de fourrure, ni poser un piège à loup, ni faire se précipiter un troupeau de mammouths dans un traquenard. Je ne savais rien, en fait, pas la plus petite chose utile. Mais au lieu de me transpercer sur-le-champ d’un coup d’épieu, ils me conduisirent à leur village, me donnèrent à manger, me vêtirent, m’apprirent leur langue. Me prirent dans leurs bras et me dirent quel type formidable j’étais. Ils firent de moi l’un d’entre eux. Il y a de cela un an et demi. Je suis pour eux une sorte de doux imbécile, un idiot sacré.
J’étais censé rester ici juste quatre jours, après quoi l’arc-en-ciel de l’Effet Zeller se matérialiserait de nouveau pour me ramener chez moi. Naturellement, au bout de quelques semaines, je me rendis compte que quelque chose avait foiré à l’autre bout du temps, que l’expérience avait mal tourné et que je n’allais probablement jamais pouvoir retourner chez moi. Ce risque avait toujours existé. Me voilà ici, j’y reste. J’en éprouvai d’abord un cuisant chagrin, une violente colère et, je suppose, du soulagement quand la vérité s’imposa enfin à moi. Aujourd’hui il ne reste plus qu’une douleur sourde qui refuse de disparaître.