— « Et vous êtes très riche. Est-ce pour cela que vous désirez que nous prolongions votre vie ? Vous n’ignorez pas que nous vivons tous comme des condamnés à mort, à plus ou moins longue échéance. Les chirurgiens au-delà du Transfert ne peuvent sauver tout le monde. Le nombre des malades qui les sollicitent à grands cris est infini. Dites-moi pourquoi, Alfieri, on devrait vous sauver. »
Alfieri se sentit bouillir de colère. Mais il se domina.
— « Je suis un être humain, qui a une femme et des enfants, » dit-il. « N’est-ce pas une raison suffisante, hein ? Je suis assez riche pour acheter à n’importe quel prix ma guérison. Est-ce valable ? Non ? Bien sûr que non. Alors, essayons autre chose : je suis un génie. Comme Léonard de Vinci, comme Michel-Ange, comme – comme Einstein. Vous connaissez ces noms ? Bien. Comme eux, j’ai beaucoup de génie. Je ne peins pas, je ne compose pas de la musique. Je fais des projets. J’organise. J’ai édifié la plus grande firme d’Europe. J’ai pris des sociétés et les ai réunies pour qu’elles réalisent ensemble des travaux qu’elles n’auraient pu entreprendre isolément. »
Il jeta un regard sombre à l’étranger au faciès vert, par-delà le mur de quartz. « La technologie qui a permis en premier lieu à la Terre de créer le Transfert appartient à ma compagnie. La source d’énergie est à moi. Je l’ai réalisée. Je ne me vante pas, je dis la vérité. »
— « Vous dites que vous avez gagné beaucoup d’argent. »
— « Mais non, que diable ! Je dis que j’ai créé quelque chose qui n’existait pas auparavant, quelque chose d’utile, quelque chose d’important, non seulement pour la Terre, mais pour les autres mondes qui se rencontrent ici. Et je ne suis pas au bout de mes créations. J’ai des idées plus vastes. J’ai besoin de dix ans encore… et je ne dispose même pas de dix mois ! Pouvez-vous prendre la responsabilité d’interrompre mon œuvre ? Pouvez-vous vous permettre de rejeter tout ce que j’ai encore en moi ? Le pouvez-vous ? »
Sa voix irréelle, qui ne s’enrouait jamais, même lorsqu’il criait, s’éteignit. Alfieri s’appuya de nouveau sur le garde-fou. Les petits yeux dorés aux fentes étroites étaient fixés sur lui, impassibles.
Au bout d’un long silence, Vuor déclara : « Nous vous ferons connaître sous peu notre décision. »
Les murs de la chambre devinrent opaques. Alfieri arpenta la petite pièce avec lassitude. Il avait dans la bouche le goût amer de la défaite et sans savoir pourquoi cela ne le mettait pas en colère de savoir qu’il avait échoué. Au point où il en était il ne s’en souciait plus. Bien entendu, ils le laisseraient mourir. Ils lui diraient qu’il avait rempli sa tâche, édifié son entreprise, que cela les chagrinait mais qu’ils devaient considérer les besoins d’hommes plus jeunes, dont les aspirations n’étaient pas encore réalisées. Et puis, ils étaient aussi enclins de croire que, simplement parce qu’il était riche, il ne méritait pas d’être secouru. Il était plus facile pour un chameau de passer par un trou d’aiguille que, pour un riche, de faire peau neuve sur la table d’opération d’un chirurgien, dans un monde au-delà du Transfert. Pourtant, il ne pouvait plus reculer.
Tout en attendant sa sentence de mort, Alfieri réfléchissait sur la manière dont il passerait les mois qui lui restaient à vivre. Il travaillerait jusqu’à la fin, naturellement. Le projet de cuves thermiques sur le Spitzberg ― oui, en premier heu, et ensuite…
Les murs redevinrent transparents. Vuor était de retour.
— « Alfieri, nous avons pris pour vous un rendez-vous sur Hinnerang, où vous serez soulagé de votre cancer, avec des tissus régénérés. Mais il faut payer le prix. »
— « Peu m’importe le prix ! S’il le faut je paierai un trillion de lires ! »
— « Pas question d’argent, » fit Vuor. « Mais d’un service. Mettez votre génie à contribution en travaillant pour nous. »
— « Dites-moi comment ! »
— « La Maison à Mi-Chemin, vous le savez, emploie des collaborateurs choisis parmi les représentants de nombreux mondes dont les continuums se rejoignent au Transfert. Il n’y a pas actuellement d’administrateur venu de la Terre parmi notre personnel. Un poste sera bientôt vacant. Occupez-le. Vous nous ferez profiter de vos talents d’organisateur, d’administrateur. Contractez un engagement de cinq ans chez nous. Vous pourrez ensuite retourner dans votre pays. »
Alfieri médita sur la question. Il n’avait pas particulièrement envie de sacrifier cinq ans à cet endroit. Trop de choses l’appelaient sur la Terre et, s’il s’absentait pendant cinq ans, qui prendrait les rênes de ses sociétés ? À son retour, il s’apercevrait peut-être, avec désespoir, qu’il n’était plus du tout dans la course.
Puis il se rendit compte que cette pensée était absurde. Vuor lui offrait vingt, trente, cinquante années de plus à vivre. Ayant déjà un pied dans la tombe, Alfieri n’avait pas le droit de lésiner sur cinq de ces années si ses bienfaiteurs les lui réclamaient. Il avait fait valoir ses capacités d’administrateur hors pair pour revendiquer un regain de vie ; quoi d’étonnant à ce qu’on exige de lui en échange l’utilisation de ces mêmes capacités ?
— « D’accord, » répondit Alfieri.
— « Il y aura, en outre, une somme à verser, » ajouta Vuor, mais Alfieri ne s’en souciait guère.
Une infinité de galaxies se rencontraient au Transfert, ainsi d’ailleurs qu’en n’importe quel point du temps spatial. Toutefois, seul le Transfert, grâce à ses installations et à son équipement pouvait permettre, actuellement, le passage d’un continuum à l’autre. Un réseau de singularité criblait d’orifices la matière des structures universelles. La Maison à Mi-Chemin servait de navette à la trame de ces mondes ; les postulants qui réussissaient à convaincre les administrateurs qu’ils étaient qualifiés pour occuper une place de choix dans les canaux de transfert, étaient aiguillés sur les mondes dont ils avaient besoin.
Une infinité, c’est une infinité. Les canaux répondaient à tous les besoins. Ils donnaient accès, pour ceux qui le désiraient, soit à un univers immatériel, soit à un univers dont l’atome unique incluait toute chose, soit encore à un univers où les êtres vivants rajeunissaient avec le temps au lieu de vieillir.
Il existait des mondes inconnus des fils d’Adam, peuplés de tribus dont les têtes poussaient de l’autre côté des épaules, avec des bouches dans leurs poitrines ; des mondes de cyclopes, qui couraient très vite, bien qu’ils n’aient qu’un œil et qu’une jambe ; des mondes dont les habitants avaient une bouche si petite qu’ils absorbaient leur nourriture avec une paille ; des mondes où vivaient des amibes intelligentes ; des mondes où la réincarnation corporelle était un fait courant ; des mondes où il suffisait d’une chiquenaude pour qu’un rêve devienne réalité. Certes, une infinité, c’est une infinité. Mais, dans un but pratique, seulement deux douzaines environ de ces mondes avaient de l’importance, étant liés par une orientation et des objectifs communs.
Sur un de ces mondes, des chirurgiens expérimentés étaient capables de guérir une gorge rongée par le cancer. Avec le temps leur méthode serait communiquée à la Terre, en remerciement de quelque bienfait terrestre, mais Alfieri ne pouvait attendre que cet échange s’accomplisse. Il versa les honoraires et les administrateurs de la Maison à Mi-Chemin l’expédièrent sur Hinnerang.