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Les mains d’Alfieri se mirent à trembler. « Je suis celui qui décide ? Je dois dire : toi tu peux rentrer et crever, et toi tu peux aller de l’avant ? Je choisis la vie pour les uns et la mort pour les autres ? Non. Je refuse. Je ne suis pas Dieu ! »

— « Ni moi non plus, » répondit l’étranger d’une voix douce. « Croyez-vous que j’aimais ce travail ? C’est un fardeau qui me tombe à présent des épaules. J’en ai terminé ici. J’ai été Dieu pendant cinq ans. C’est votre tour maintenant, Alfieri. »

— « Donnez-moi un autre travail. Il doit y avoir d’autres emplois qui me conviendraient ! »

— « C’est possible. Mais c’est vous qui convenez le mieux à celui-ci. Vous avez un remarquable esprit de décision. Et il y a autre chose à considérer : vous êtes mon remplaçant. Si vous ne prenez pas cet emploi, je devrai rester en place jusqu’à ce que l’on trouve quelqu’un d’autre capable de l’occuper. J’ai été Dieu assez longtemps, Alfieri. »

Alfieri garda le silence. Il regarda fixement les fentes dorées des yeux et, pour la première fois, il crut pouvoir y lire une expression. De la douleur. De la douleur d’un Atlas, portant des mondes sur ses épaules. Vuor souffrait. Et lui, Franco Alfieri, pouvait soulager cette douleur en se chargeant de son fardeau.

« Quand votre demande a été acceptée, » reprit Vuor, « on a convenu avec vous que vous nous rendriez service. La nature de vos fonctions vient de vous être définie. Vous avez contracté un engagement, Alfieri. »

Hochant la tête, Alfieri reconnut la justesse de ses paroles. S’il refusait ce poste, que lui ferait-on ? Lui redonnerait-on son cancer ? Non pas. On trouverait à l’employer autrement. Et Vuor continuerait à faire ce travail. Alfieri devait la vie à cet étranger qui souffrait. Il serait impardonnable de lui faire prolonger ses fonctions ne fût-ce que d’une heure.

— « Je remplirai mon engagement, » dit Alfieri. Le regard de l’étranger, perçant à travers les fentes de ses yeux, ne pouvait exprimer que de la joie.

Alfieri devait se mettre au courant de certains détails concernant son emploi, avant de pouvoir voler de ses propres ailes. C’est ce qu’il fit. Il accepta de bonne grâce sa nouvelle existence de bureaucrate. Il habitait dans une chambre, lui qui possédait de nombreuses résidences ; il mangeait une nourriture synthétique et non plus préparée par des chefs réputés. Il avait de longues journées de travail et peu de distractions. Mais il vivait ! Il pouvait faire des projets au-delà de cinq ans.

Il envoya un message à la Terre pour annoncer qu’il serait retenu et reviendrait définitivement en bonne santé, prêt à reprendre sa place à la tête de l’entreprise qu’il avait fondée. Il autorisa la mise en route du Plan A qui assurait la direction de sa société en cas de son absence prolongée. Alfieri avait tout prévu. Des hommes qui avaient sa confiance seraient ses gérants jusqu’à son retour. On lui avait fait nettement comprendre à la Maison à Mi-Chemin qu’il ne devait pas essayer de diriger la firme par commande à distance, aussi se hâta-t-il de faire exécuter le plan prévu et il laissa l’entreprise aux nouveaux administrateurs. Il avait suffisamment de travail.

Les postulants affluaient vers lui.

Ils ne demandaient pas tous une aide médicale, mais ils avaient tous quelque bonne et impérieuse raison de voyager dans quelque monde au-delà du Transfert. Alfieri statuait sur leurs cas. Il n’y avait pas de contingentement. S’il le voulait, il pouvait envoyer tous ses postulants à bonne destination ou les rejeter tous. Mais la première de ces décisions eût été irréfléchie et la seconde inhumaine. Alfieri jugeait. Il pesait le pour et le contre, estimant les uns indésirables, laissant passer les autres. Il n’y avait qu’une certaine quantité de canaux, un nombre limité de parcours vers une infinité de mondes. Alfieri se prenait parfois pour un agent de la circulation, parfois pour un démon, parfois pour Rhadamanthe, un des juges des Enfers. Mais il pensait surtout au jour où il reviendrait chez lui.

Ses refus donnaient lieu à des scènes pénibles. Certains postulants éclataient de colère contre lui et proféraient des menaces. D’autres, prostrés de stupeur, se mettaient à sangloter. D’autres le mettaient en garde d’une voix calme contre la grave injustice qu’il commettait. Alfieri avait dû prendre toute sa vie des décisions difficiles, mais il n’était pas encore rodé par le contact des postulants et trouvait leurs réactions désagréables. Pourtant le travail devait se faire et il ne pouvait nier qu’il avait un don pour le mener à bien.

Naturellement il n’était pas le seul juge de ce genre dans la Maison à Mi-Chemin. Des flots de postulants déferlaient sans cesse dans de nombreux bureaux. Mais Alfieri, outre ses attributions de juge, était, pour ses collègues, le magistrat d’une sorte de cour d’appel suprême. Il supervisait. Il contrôlait l’ensemble des cas. Il exerçait son talent d’administrateur.

Un jour se présenta devant lui un être à la peau brun-rouge et aux doigts fibreux subdivisés sans fin. C’était un autochtone de Hinnerang. Alfieri eut un moment d’angoisse en croyant reconnaître le chirurgien qui avait guéri sa gorge. Mais la ressemblance n’était que superficielle. Cet homme n’était pas chirurgien.

— « Vous êtes ici dans la Maison à Mi-Chemin, » dit Alfieri.

— « J’ai besoin d’aide. Je suis Tomrik Horiman. Vous avez mon dossier ? »

— « Je l’ai, » répondit Alfieri. « Vous savez que nous ne pouvons pas vous aider ici, Tomrik Horiman. Nous vous affectons simplement plus loin, sur une planète où l’aide peut vous être apportée. Parlez-moi de vous. »

Les doigts fibreux s’agitèrent avec désespoir. « Je suis promoteur de constructions. J’ai un gros découvert dans mes investissements. Toute mon entreprise est menacée. Si je pouvais aller dans un monde où mes immeubles pourraient plaire, ma firme serait sauvée. J’ai un projet pour construire des maisons sur Melknor. Nous avons calculé qu’il y aurait un débouché là-bas pour mes réalisations. »

— « Il n’y a pas de crise du logement à Melknor, » fit remarquer Alfieri.

— « Mais les gens adorent la nouveauté là-bas. Il y aurait un boom sur les achats. Une famille entière est acculée à la ruine, mon bon monsieur ! Nous perdrons jusqu’à notre chemise. La faillite est très sévèrement punie. Déshonoré, je n’aurai plus qu’à me suicider. J’ai des enfants. »

Alfieri le savait. Il savait également que l’Hinnerangien lui disait la vérité ; à moins d’être autorisé à être transféré sur Melknor pour sauver son affaire, il serait obligé de mettre fin à ses jours. Comme l’avait fait Alfieri lui-même, cet être s’était présenté devant le tribunal de la Maison à Mi-Chemin sous le coup d’une condamnation à mort.

Mais Alfieri avait des dons. Que proposait cet homme ? Il désirait vendre des maisons sur une planète qui n’en avait vraiment pas besoin. Il se trouvait, après tout, dans le cas de bon nombre de promoteurs de son espèce et c’était un homme d’affaires trop piètre pour mériter d’être renfloué. Il avait fait son malheur lui-même, contrairement à Alfieri, qui n’avait pas demandé à avoir le cancer. Quant à la disparition de Tomrik Horiman, ce ne serait pas une grande perte, excepté pour sa proche famille. C’était très malheureux, mais on devrait refuser sa demande.

— « Nous vous ferons connaître sous peu notre décision, » dit Alfieri. Puis il rendit les murs opaques et fit un bref compte rendu à ses collègues. Ils ne mirent pas en question la sagesse de sa décision. Recréant la transparence des murs, il fixa les yeux à travers les blocs de quartz sur l’homme d’Hinnerang et lui dit : « À mon grand regret votre demande doit être rejetée. »