Tonino Benacquista
La Maldonne des sleepings
À Jean-Bernard
Si par chance vous vous en tirez indemne ou presque, gardez votre sang-froid, et apportez votre aide aux premiers secours. Même si vous n'êtes pas secouriste, même si vous avez peur du sang et des cris. Il suffit parfois de peu de chose, une main secourable, une présence, pour conserver une étincelle de vie qui risque de s'éteindre.
C'est votre devoir moral d'homme d'agir ainsi.
1
Qu'il est triste le Venise de 19 h 32, l'hiver.
À 19 h 28, les derniers voyageurs courent sur le quai, je les attends au pied de ma voiture, la 96. L'un d'eux me tend sa réservation couchette.
— Lei parla italiano ?
Ah vérole… l'accent milanais ! Il va me demander de le réveiller à Milano Centrale, un coup de quatre heures du mat'. Mes trente-huit autres clients descendaient presque tous au terminus, un coup de bol, et ça me faisait une bonne nuit de huit heures.
Tant pis.
« ... et desservira les gares de Brescia, Vérone, Vicenza, Padoue, Venise Mestre et Venise Santa Lucia. La S.N.C.F. vous souhaite un agréable voyage. »
Nous sommes tous un peu amoureux de la femme du haut-parleur mais chacun s'en fait une image différente. Pour moi elle a dans les trente ans, très brune aux cheveux courts, avec un rouge à lèvres très cru mais impeccablement appliqué. Tous ceux qui partent ce soir ont rencard avec elle après-demain matin, vendredi, à huit heures trente pile. À croire qu'elle dort à côté de son micro. Elle nous annoncera une « Bienvenue en Gare de Lyon » et ça voudra dire : « C'est fini pour vous, les gars, allez vous coucher, on est chez nous. » Et on l'aimera d'autant plus.
Une parenthèse de trente-six heures nous sépare de ce doux moment, et il est temps de l'entamer. Une légère brise nous invite au départ.
— Je t'échange ton Venise contre un Florence.
— Plutôt crever ! je dis.
Plutôt crever qu'être à Florence demain. Florence j'en viens et j'y retourne la semaine prochaine, à croire que les types du planning m'en veulent. L'autre jour je me suis amusé à faire le compte de mes voyages à Florence depuis que je travaille aux Wagons-lits et j'ai passé le cap des soixante, sans fierté aucune. Le reste se partage entre Venise et Rome. Soixante allers-retours dans cette ville à la con, dont une bonne quarantaine passés à dormir. Soixante cafés serrés chez la vieille Anna dès la descente du train, soixante escalopes aux herbes dans un petit restau de la rue Guelfe, trente sorbets au melon pour les mois d'été. J'ai mon petit parcours obligé, c'est une ville qui n'inspire pas la dérive. Les rails continuent après le voyage.
— Mais j'en ai besoin de ce Venise ! Tu sais bien que j'ai ma fiancée là-bas ! Sois pas salaud, ça fait presque un mois que je l'ai pas vue… Entre collègues on a toujours su s'arranger, hein ?
— Tu m'aurais proposé un Rome à la limite, ça m'aurait pas dérangé, mais Florence j'en ai ras la mèche. Demande à Richard, il aime bien la Renaissance et toutes ces conneries en plâtre.
Ça m'ennuie de refuser un service à un collègue. On a une déontologie en béton, c'est comme ça qu'on tient le coup. On échange nos voyages selon les envies et les besoins. Mais trois Florence de suite, c'est au-dessus de mes forces.
— J'insiste pas, enfoiré, mais ne me demande plus rien, et surtout pas d'échanger mes Rome pour aller voir ta gonzesse !
Basse vengeance. Il sait bien que ma petite Rosanna vit à Rome. Et justement, elle me dit que deux fois par mois ça fait peu et que je pourrais m'arranger pour faire des Rome plus souvent. Elle a sûrement raison. Mais pour l'instant je n'ai pas envie d'augmenter la fréquence.
Il est triste le Venise de 19 h 32, l'hiver, parce que le quai est froid et noir. Je tire sur la portière. C'est bouclé. Un voyageur agite la main par la fenêtre, sans aucun vis-à-vis. Un poète… Les passagers me regardent du couloir. Ils s'en remettent déjà à moi. Au loin on entend le coup de sifflet, le tam-tam du train cherche lentement son rythme et les cuivres entament l'adagio. Je ne ferai pas ce boulot toute ma vie. J'aurais tellement voulu rester à quai.
— Vous servez le petit déjeuner à quelle heure ? Une petite dame avec un chapeau à voilette et un caniche sous le bras. Encore une qui s'est gourée de standing. Au lieu de répondre, je pointe un doigt sur le carton « 2e Classe », juste dans son dos. Je crois qu'elle a compris.
Quand parfois, au sol, il m'arrive de dire que je travaille aux Wagons-lits, j'ai droit à des petits éclats de voix enthousiastes suivis d'un tas de considérations sur ce qu'on croit être mon boulot. Bien souvent cela donne : « Aaaaah oui ! L'Orient-Express ! Le Transsibérien ! C'est passionnant… La classe ! C'est mon rêve, un très long voyage en train avec des escales partout, Londres, Istanbul, Sofia… »
Et cetera, et cetera. Il suffit de prononcer le mot magique de « Wagons-lits » et ça démarre tout seul, on a lu un Agatha Christie, toujours le même, on a vu un ou deux films de la Belle Époque, on évoque le vague souvenir d'un oncle « qui a bien connu… ». Mais là je suis obligé de calmer les enchantements divers, quitte à décevoir. Je ne suis qu'un simple couchettiste, j'entends velours rouge et je réponds moleskine, on me parle de piano-bar et je dis Grill-Express, on cite Budapest et je remplace par Laroche-Migennes, à super-luxe je tarife 72 francs la couchette. Les « Single » et les « T2 » (deux voyageurs maximum, très prisés pour les lunes de miel) ne concernent que les premières classes. Moi je m'occupe des pauvres, les familles de six avec des gosses qui chialent la nuit, les immigrés qui font un tour au pays, les jeunes billet-Bige et sac à dos. Et je n'échangerais ça pour rien au monde.
Rien ne vaut le Galileo pour aller à Venise, ou à la limite le Zagreb de 22 heures, si on est pas trop pressé. Le Galileo — numéro 223 à l'aller et 222 au retour — est composé de deux rames, Florence et Venise, qui se séparent à Milan pour se retrouver le lendemain au même endroit et rentrer à Paris. Je suis pourtant obligé de reconnaître deux inconvénients à ce train : le détour par la Suisse, et le second, assez fastidieux, qui m'oblige à faire une annonce par téléphone à toute ma voiture.
Je sors mon papier froissé au fond d'une poche intérieure et décroche le combiné. Malgré l'habitude je me sens toujours obligé de lire le libellé, comme si, ces trois lignes, je ne les connaissais pas déjà par cœur.
J'entends ma propre voix dans le haut-parleur.
« Nous tenons à vous signaler la présence possible de pickpockets entre Domodossola et Milan. Il est conseillé de ne pas suspendre vos sacs, portefeuilles ou tout objet précieux. »
Ils ne sont que deux ou trois et pourtant ils parviennent à ratisser entièrement le Galileo pendant la plus profonde zone de sommeil, entre trois et quatre heures. Le règlement conseille aux pauvres accompagnateurs couchettes que nous sommes de prévenir les voyageurs au départ, puis de s'enfermer pendant la nuit sans intervenir, et subir les hurlements indignés des victimes le lendemain matin. C'est tout. Une fois Richard a essayé de s'interposer en voyant trois types fouiller chaque compartiment de sa voiture, et l'un d'eux lui a demandé, du haut de son cran d'arrêt, d'aller leur chercher trois cafés. Depuis, aucun de nous n'essaie de jouer aux héros. Les contrôleurs italiens non plus. Alors…
On toque à ma porte.
Ma cabine de service est un habitacle tout à fait correct. Relativement spacieux, équipé d'un siège transformable en banquette et d'un énorme bac à linge qui nous sert de bureau, le couvercle fermé. C'est ma maison, mon antre, personne n'a le droit d'y entrer, et même les douaniers frappent toujours avant. Tout le monde sauf Richard, évidemment. Entre couchettistes, c'est toléré.