Выбрать главу

— C'est difficile… et j'ai mal aux reins… je ne peux plus respirer.

— Répondez à ma question

— … Peux pas.

— … ! ?

Le virer.

— Écoutez, j'essaie de savoir ce que je vais faire de vous, et votre situation est relativement plus précaire que la mienne.

Ce qui reste à prouver, si je le mets dehors maintenant je peux dire adieu à beaucoup de choses, même les plus élémentaires, celles auxquelles on ne fait plus gaffe parce qu'elles ont toujours été là. Avec la chance qui me caractérise ce soir, il va tomber nez à nez avec le contrôleur qui me hait, ou encore un douanier. Pas question de le laisser sortir avant le prochain arrêt. Sauf que, le prochain arrêt, c'est Domodossola. La frontière italo-suisse. Avec tout ce que ça comprend de douaniers.

En revanche je peux peut-être laisser la tablette ouverte pendant une bonne minute et ouvrir la fenêtre à fond. Pour éviter qu'il s'étouffe. Pour qu'il soit au mieux de sa forme au moment où je le foutrai dehors.

Il se dresse un peu sur ses genoux pour mieux recevoir la gifle du froid. Je lui tends mon litre d'eau minérale qu'il embouche avec rage. Une rigole lui parcourt le torse. J'ai un peu honte. Si je le laisse mariner dans son caisson, il va crever de chaleur sans voir l'Italie.

— La récré est finie, je dis.

Il ressemble vraiment à un gosse, un minot qui serre la bouteille contre lui de peur que je la confisque, prisonnier dans son parc. Et ce type-là a le double de mon âge.

— Maintenant vous allez me dire qui vous attendait à la gare. Un blond, assez grand. Un ami à vous ou à votre pote Ricain ?

— Aucun des deux n'est mon ami.

— Ah ouais ? Alors vous savez inspirer des sentiments protecteurs, comme chez moi. Je me foutrais pas mal de votre misérable histoire si personne n'avait cherché refuge ici. Sur la terre ferme, on appelle ça une violation de domicile ou, pire encore, d'un poste de travail.

— Sans effraction, murmure-t-il.

— Ta gueule ! Je ferme toujours à clé cette putain de cabine, et la seule fois… Et pourquoi tu t'es pas cassé avec ton pote le Ricain, hein ?

— Ce serait trop long à…

Je ne le laisse pas terminer une phrase qui commence mal.

— Oui, je sais, c'est compliqué. Et bilan, nous sommes les deux derniers idiots à rester éveillés sur ce train de merde. Logique ?

— Chez moi le sommeil prend une dimension que je ne vous souhaite surtout pas, vous parlez sans savoir.

Là c'en est trop, d'un coup de poing haineux je scelle le caisson, ajouré de trois centimètres, sur son crâne. Un râle sourd s'étouffe à l'intérieur. Un voyageur ne devrait jamais oublier qu'il n'est qu'un voyageur, c'est-à-dire pas grand-chose, et un clando encore moins. Je crois que je vais m'offrir cinq minutes de silence, allongé, lumière éteinte. Il est 2 h 10 et j'ai envie de ralentir mes battements de cœur.

Pas le temps. Au contraire, j'accuse une accélération, on cogne à ma porte. J'entrebâille en laissant mon coude droit bien appuyé sur la tablette. Derrière, des larmes, des rougeurs sur de la peau blanche et des mains qui tremblent. La jeune fille des soufflets… Elle tente de m'expliquer entre deux sanglots ce que je sais déjà, une plainte mi-anglaise mi-suédoise, deux types qui s'assoient à côté d'elle dans un compartiment vide. Elle a payé ses 72 balles pour avoir juste le droit de se faire emmerder par deux connards. Bravo, Antoine, pour ta morale de billetterie. Et ce con de Richard aurait pu choisir un autre compartiment pour installer une fille seule.

Mais c'est moi qu'elle est venue voir, c'est moi qui l'ai envoyée là-bas, c'est à moi de réparer. Comme si j'avais le temps. Par la main je l'accompagne dans mon seul compartiment libre et lui explique comment fermer de l'intérieur.

— I'll bring back your bag in a while. Try to sleep.

De retour au congélo, je mets en garde son occupant.

— Une affaire à régler, vous allez pouvoir sortir un peu et vous allonger sur ma banquette parce que je vais fermer au cadenas de l'extérieur. Ne paniquez pas si on frappe, personne d'autre n'a la clé. En revenant je taperai quatre coups espacés, mais si vous entendez le cadenas cogner plusieurs fois contre la porte vous réintégrez immédiatement le caisson, ça voudra dire que je suis accompagné d'un fâcheux. D'accord ?

— D'accord…

Trop heureux de s'étirer et retrouver l'air libre. Un double tour au cadenas, pas un rat dans le couloir, ils dorment tous comme des bienheureux. 72 francs. Ce soir je décuplerais bien la somme pour en faire autant.

J'ouvre au carré la porte de Richard.

— Qu'est-ce que t'as foutu avec la blonde ?

Il est totalement dans les bras de Morphée, c'en est presque obscène. Je suis jaloux d'un tel abandon. Il se réveille en sursaut.

— … Hein ? !.. Tu peux pas frapper ?

— La blonde ? Qu'est-ce que t'en as fait ?

— … Je voulais pas m'en occuper… suis crevé. J'l'ai envoyée chez Éric.

— O.K., rendors-toi.

J'éteins le plafonnier et ferme sa porte au carré. Je me disais bien qu'il ne l'aurait pas flanquée n'importe où.

Éric…

Mon premier ennemi du voyage. Si je le réveille maintenant, il me tue. Et j'ai un sac à récupérer. Cette fois-ci je tape poliment trois petits coups discrets.

Et ça provoque un certain ramdam dans la cabine. Il n'ouvre pas complètement sa porte. Avec des yeux aussi exorbités il ne dormait pas. Manifestement je le dérange.

— … Toi ? Qu'est-ce que tu veux ? Magne-toi.

— La fille blonde qui cherchait une place, tu l'as laissée seule avec deux mecs ?

Des bruits de banquette. Il tourne une seconde la tête et fait un geste que je ne vois pas. Mais que je suppose.

— C'était ça ou rien, et de quoi tu t'occupes d'abord ?

— C'est où ? Je dois reprendre son sac, et donne-moi aussi son billet et son passeport.

Derrière lui, un léger soupir d'impatience. Une petite moue vocale. Vraisemblablement italienne. Je n'en jurerais pas mais il y a fort à parier que le soupir porte une minijupe et un badge. Éric sait que j'ai entendu. Nous échangeons un regard lourd de sens et de plein d'autres choses.

— Dans le 6.

La porte se clôt au bon moment. C'est pas bien de haïr un collègue avec lequel on a vécu des joies et des peines dans ces foutus trains, des crises de rire, des interventions d'urgence, de l'entraide à toute heure, des bouffes hystériques et des verres de Barolo à n'en plus finir la nuit. S'il savait à quel point je regrette l'échange qu'il me proposait.

C'est pas le tout, j'ai un clando pris au piège et le sac d'une belle innocente à récupérer.

Alors comme ça, ils sont deux ?

Le 6 est allumé mais un écran de fumée m'empêche de bien voir. Ça pue le cigare, une odeur infecte mais il n'y a rien d'autre à respirer. Face à face, un gros brun et un barbu se marrent, la ceinture desserrée, les pieds étalés sur la banquette. Un Suisse dresserait déjà deux P.-V. Pour compléter un tableau bien chargé, des canettes de Heineken vides roulent au pied de l'échelle. On dirait des représentants en textile, on en voit toujours une paire sur la ligne, ils vont jusqu'à Milan. Tous deux portent une cravate obligatoire, raide, qui part en oblique vers le flanc. Je saisis le sac laissé en évidence et accessible du couloir.

— Hé attendez, ça appartient à une fille, me dit le gros avec un reste de sourire adressé à son pote.

— Je sais, elle pleure. Il paraît que des types l'ont un peu molestée. Vous ne les avez pas vus, par hasard, parce que si vous les croisez il ne faut surtout rien leur dire.

— Mais… pourquoi ?

— Parce qu'il vaut mieux les coincer par surprise. Alors je compte sur vous. Et s'il y a besoin d'un coup de main aussi, non ?