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— Mais… (ils se regardent, hésitent, bafouillent)… peut-être mais… pour quoi faire ?

— J'en ai parlé aux collègues, on va faire comme d'habitude, les couchettistes italiens ont rappliqué et ils aiment pas ça du tout, des voyageurs australiens ont tout entendu, eux aussi la bouclent pour l'instant mais ils n'attendent que ça, paraît que c'est déjà arrivé à une copine à eux, dans un train. Les contrôleurs suisses attendent Domodossola pour en parler aux douaniers, ils font tout dans les règles, les Suisses, vous savez ce que c'est. Sur le conseil des couchettistes italiens, on va attendre le passage des flics et on leur éclate la gueule juste après. Alors, je peux compter sur vous ? Pour l'instant on est sept mais on sait jamais…

La tronche qu'ils m'offrent désormais est déjà un très chouette cadeau. Je les contemple. Livides, exsangues et agités d'une sorte de petit grelottement. — … Après la douane ?… déglutit le gros.

— Ouais, je vous ferai signe. À tout à l'heure ! Merci les gars !

Personne dans la 94, ni dans la 95, ni même chez moi. D'habitude il y a toujours un ou deux insomniaques qui font connaissance et se racontent des histoires d'insomniaques.

Elle est tellement contente de retrouver son sac qu'elle me fait une bise sur la joue. Ça remplace pas une nuit de sommeil mais ça donne quand même un petit coup de pouce. Elle chiale encore un peu, les larmes se raréfient. Le trauma est évité. Les fois précédentes ça ne s'est pas aussi bien conclu. Je préfère ne pas me souvenir.

— Your name ?

— Antoine.

— Bettina.

Mon sourire tombe. Je lui demande si c'est un prénom courant, là-haut, vers chez elle. « Non, ce n'est pas », elle dit. Eh bien si, j'en ai connu une autre, il y a presque un an maintenant. Je ne le lui dis pas, ça la vexerait peut-être. Et puis c'est une histoire que je préfère garder au chaud. Comment je fais pour ne rencontrer que des filles avec des prénoms qui se terminent par un A ?

La Bettina de ce soir est mignonne comme un cœur. Un petit nez insolent, des yeux en amande et des dents blanches. Je l'imagine nue, dans un sauna, à mes côtés, dans une île au large de Farö. Dans ce sauna on dormirait, je boirais du bourbon et elle de l'aquavit, on se parlerait par gestes après avoir épuisé tout notre anglais.

Pour l'instant je ne ressens que transpiration moite et bouffées de chaleur dans une clime qui déconne. Mes pèlerins doivent crever de chaleur mais personne ne se plaint. Je fais un petit signe de la main à Bettina et me précipite vers la chaufferie. Ma marge d'action est restreinte, uniquement deux boutons : « CHAUFFAGE » et « AIR CONDITIONNÉ », mais quand l'un ou l'autre s'emballe on est bien obligés de bricoler le bastringue comme nous l'ont appris les collègues ritals. À mon second ou troisième voyage je me souviens d'avoir demandé un électricien pour cause de verglas sur les couvertures. C'était à Chambéry, et le technicien en question est monté, comme une fleur, à Civitavecchia, une demi-heure avant Roma Termini, et il s'est exclamé : « Cette chaufferie, on va se la faire ! » Depuis je me débrouille tout seul avec un trombone habilement tordu et judicieusement placé dans les circuits. Et ça marche.

Dans quel état vais-je le retrouver ?

Il dort, affalé dans mes couettes, la bouche ouverte. Ce serait tellement simple de le balancer par la fenêtre dans l'état où il est. La fenêtre pericoloso sporgersi. Une telle pensée me traverse l'esprit et je ne me sens même pas coupable, je trouve ça normal. La présence de ce corps étranger dans ma cabine est une sorte de verrue. Pire encore, un panaris qui risque de s'infecter si on ne fait rien.

— Héo… ! C'est comme ça que vous réveillez les gens ? !

Oui, à coups de genou dans le gras du bide, c'est comme ça qu'on réveille les sacs de fiente dans ton genre. J'ai failli le dire à haute voix.

— Vous êtes cinglé ! gémit-il, je commençais tout juste à me reposer, j'ai fait qu'une petite sieste depuis au moins deux heures…

— Retournez tout de suite dans la boîte.

— Déjà !

— Oh pas pour longtemps, on passe Domo dans une demi-heure, au pire on ira jusqu'à Milan, deux heures plus tard. Pour l'instant je ne veux plus vous voir ni vous entendre respirer. Vous vous êtes glissé là-dedans tout seul et vous allez y rester. Vous savez ce que je risque dans cette histoire ?

Il ne m'écoute même pas. J'ai l'impression qu'il a la trouille de retourner dans le bac.

— Mais… Vous ne pouvez pas fermer de l'intérieur avec le cadenas ? Je reste à l'air libre, dans un coin, je ne ferai pas de bruit.

— C'est pas le problème, ici je ne peux fermer qu'avec le carré, et ça coûte dix-sept francs dans n'importe quelle gare, tout le monde peut s'en procurer un. Écoutez, nous avons exactement envie de la même chose vous et moi : dormir, quitter l'autre le plus vite possible et se rendormir. Et si on ne veut pas brûler les étapes, vous devez réintégrer la planque. Débrouillez-vous pour y rester au moins trois heures. Je ne suis pas venu vous chercher.

Il obéit en ruminant des borborygmes à peine audibles.

— … M'en fous… Milan… pas d'argent… mes papiers… m'en fous.

— Et jouez pas au môme capricieux, dis-je en refermant la tablette… Rappelez-vous vos grandes phrases pompeuses, tout à l'heure, la patience… l'instant… Mettez votre perception du temps à profit, vous n'êtes plus trop jeune, donc vous savez attendre. C'est bien ça ou j'ai rien compris à vos compliments ?

Je réalise tout à coup que mon mépris pour ce type a réduit à néant toute ma curiosité. Question de priorité.

— Vous êtes recherché pour quoi ? Pour dope ?

— Pour… ? J'ai pas compris.

Donc, pas de dope. On toque à la porte. Ce coup-ci j'ouvre avec un peu plus d'assurance mais toujours avec le coude droit qui appuie de toute sa force sur le caisson. Un gars avec des lunettes rondes et une valise est sur le point d'ouvrir la bouche mais je ne lui en laisse pas le temps.

— NON !!! Ma voiture est pleine. Mais vous trouverez peut-être une place dans la 94.

Et je le salue de la tête en pensant déjà à la tronche d'Éric.

— Alors… vous disiez que vous n'étiez pas un gangster, c'est ça ?

— Je ne suis pas un truand. Tout à l'heure je vous ai dit la vérité, toute ma vie j'ai été comptable.

— Ce sont les pires, juste après les garagistes. Et pourquoi vous ne travaillez plus ? Ça chôme jamais, dans les chiffres.

— Je vais descendre dès que possible, je ne veux pas vous faire prendre de risque, en tout cas pas longtemps. Acceptez mes excuses. Vous avez besoin de dormir et moi aussi. Mais avant de rentrer dans la boîte je vous demanderai une dernière chose, un peu d'eau, je dois prendre une pilule.

— De toute façon vous êtes là pendant encore deux heures. Et vous avez bu toute l'eau.

— J'ai la gorge tellement sèche que ça ne passera jamais, et je dois la prendre toutes les deux heures précises. Ce n'est pas un caprice.

Lassitude… Cette lutte me fatigue encore plus que le manque de sommeil. Une pilule… Ce type a le don de me désarçonner, avec ses besoins à la con. Et sans m'expliquer pourquoi, je n'arrive pas à lui refuser. Il m'a mis dans la merde et j'ai toujours l'impression qu'il est sincère.

— Je vais en chercher, à cette heure-ci ça va pas être simple, il me faudra peut-être un quart d'heure, ça ira ?

Il regarda sa montre et me fait signe que oui. On recommence le manège du cadenas, il s'étale de tout son long sur ma banquette et je sors.

Sur la plate-forme il fait bien cinq degrés de moins, je ne devrais pas oublier que nous sommes en plein janvier. D'habitude j'ai ma petite laine bleu-réglementaire qui se marie bien avec ma chemise blanc-réglementaire et mon pantalon gris-réglementaire. Mais je l'ai oubliée chez moi et Katia doit sûrement dormir avec. Le blanc de la chemise n'est déjà plus vraiment réglo, mais ça on me le reproche assez à la boîte, et malgré tous les conseils de Richard je n'arrive pas à soigner ma mine. C'est le bon mot de l'inspecteur-chef, dit « La Pliure », chaque fois qu'il nous voit radiner au bureau. « Monsieur Antoine, expliquez-moi pourquoi, quand vous partez, on a l'impression que vous revenez, et que votre camarade donne l'impression de partir alors qu'il revient ? » Au début je répondais une connerie mûrement préparée mais à la longue j'ai fait la sourde oreille. Je n'ai pas encore trouvé la réplique cinglante qui l'empêchera à tout jamais de me la resservir.