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Où vais-je pouvoir trouver cette flotte sans m'exposer à un coup de hache dans l'occiput ? Bettina ? Elle dort, assise, la tête sur son sac, et elle n'a rien qui ressemble à une bouteille. Richard ? Éric ? Faut pas abuser. Je connais les limites du corporatisme. Non, je dois mettre la main sur un nouveau, un des rares que je n'ai pas encore fait chier de la soirée. Direction : tête de train, avec un peu de chance je peux tomber sur un couchettiste italien en plein contrôle suisse.

Toute la seconde classe ronfle égoïstement. En première ? Pourquoi pas, je suis assez pote avec un conducteur, un vieux. Mésange, il s'appelle. En général il ne dort jamais avant Domo. C'est notre épicerie. J'ai pas vraiment le choix. L'avantage c'est que les conducteurs n'ont pas de cabine de service, faut faire de la place aux rupins, et ils dorment sur un bat-flanc à même le couloir. On peut repérer d'un coup d'œil s'ils dorment ou pas. Nous, jeunes smicards de vulgaire seconde classe, ça nous fait bien marrer, peinards, dans notre petit studio de service.

— Ne me dis pas que tu dormais, je t'ai vu mettre de la glace dans un seau, je dis.

— Ah n'en rajoute pas ! Un betteravier qui veut du champagne avec deux coupes ! Et il est tout seul. La dernière fois qu'on m'a demandé ça y'avait deux billets de cinquante sacs sur la couverture.

— Celui qui t'a dit que tu lui rappelais un homme qu'il avait beaucoup aimé ?

— Ah je t'ai déjà raconté… Pourquoi t'es debout, d'abord ?

— Il te reste un peu d'eau ?

— De l'eau ? Tu veux pas plutôt un scotch, avec la gueule que t'as.

— Ça se voit tant que ça ?

Avant de repartir en sens inverse avec ma mine de déterré, il m'accroche la manche.

— Ce soir il n'y a que des betteraviers, t'occupe pas. Fais pas comme moi, reste pas toute la vie dans les trains, ça fait glisser la colonne.

Mésange se plaît à utiliser le terme de « betteravier » au lieu de dire, tout simplement, « crétin ».

— Pourquoi tu restes, alors ? je demande.

— Parce que ma colonne est déjà foutue, et je suis trop près de la retraite. Tu crois que si j'avais du fric je passerais encore des nuits sur le rail ?

— Oui.

Il me lâche la manche et éclate de rire. D'autorité il me fourre le quart de J & B dans la poche. Je le salue de loin en brandissant mon litre d'eau et lui son champagne. À demain, vieux.

J'ai dépassé le quart d'heure et on arrive à la douane dans dix minutes, pas le temps de traîner. Je dois tenir le coup jusqu'à Milan. Juste deux heures. Deux heures pour ne pas perdre un boulot que j'ai envie de lâcher parce qu'il ne m'amuse plus. Sans parler du pétrin dans lequel je me fourre si on s'aperçoit que je cache un type recherché pour on ne sait trop quoi. Je dévale en chemise un train fantôme aux vitres glacées, en m'accrochant aux barres métalliques pour aller plus vite et en sautant par-dessus les soufflets qui sentent le caoutchouc humide. Alors que ma place est chaude dans le lit de Katia. Quand je roule, les soirs où tout déconne, je ne pense qu'à elle. Jamais à Rosanna. Elle c'est quand tout va bien, c'est le petit nuage romain. Je ne vaux pas mieux que tous les goujats à qui je donne des leçons de morale.

— Buvez et retournez dans la boîte, on arrive à Domo.

Il se réveille en douceur et sort de sa poche un flacon de pastilles blanches ; impossible de voir l'étiquette. On peut lire le calvaire gravé sur son visage.

— Vous allez tourner de l'œil ?

Avec la main il répond non et continue à boire, ses joues dégoulinent de sueur. Jusqu'à présent je n'étais pas vraiment inquiet quand il parlait de sommeil, mais avec ce masque de cadavre je ne sais plus quoi penser. De lui-même il rejoint la planque.

— L'Américain devait juste vous conduire à Lausanne, hein ?

Son oui ressemble plus à un dernier soupir, un soupir de cinéma. Très vite je saisis un drap et pars aux toilettes pour le passer sous l'eau.

— Prenez ça.

Il le presse contre son visage comme s'il embrassait une femme. Une autre idée me traverse l'esprit, je cours dans le compartiment de Bettina et lui dérobe les six oreillers dont elle ne veut toujours pas se servir. Elle dort à poings fermés.

— Prenez ça aussi. Pour la douane je ne vous demande que dix minutes. Dix minutes si tout se passe comme d'habitude.

Oui des yeux.

J'ai un profond mépris pour les gens courageux, et j'en connais. Ils sont le miroir de ma poltronnerie. J'ai peur que mes mains trahissent ma peur, je ne sais pas quelle tête je fais dans ces cas-là, on n'a pas le réflexe d'aller se regarder dans la glace. Pendant la première douane je ne savais pas qu'un crétin bouffi de chaleur était accroupi dans mon bac. Et tout s'est déroulé comme d'habitude.

Le train s'est arrêté et je les vois sur le quai, prêts à monter. Les Suisses passent en premier, ils sont plutôt souriants, ils me disent même bonsoir.

— Rien de spécial ?

— Non.

Ils sont nettement plus aimables quand on quitte leur territoire, car maintenant c'est l'affaire des Italiens, pensent-ils, libre à eux de faire entrer des métèques si ça leur chante. Je sens bien qu'ils pensent ça, c'est toujours la même chose, à Domo. Et chaque fois j'ai envie de leur dire ce truc piqué à un film, Le troisième homme, où un type dit qu'en Italie, des siècles de décadence et de fascisme avaient fait naître des choses comme Michel-Ange et Raphaël, et qu'en Suisse, la seule création notoire après deux cents ans de démocratie, c'est une machine qui fait coucou. Je l'ai sur le bout de la langue chaque fois qu'on passe Domo, mais je n'ai encore jamais osé. Et ce soir ce n'est pas vraiment le moment choisi. Mais le plus drôle c'est que, quand un Suisse ouvre la bouche on ne sait jamais s'il va parler français, allemand ou italien.

Ils sortent sans rien vérifier et reprennent leur joyeuse conversation. Exactement ce dont j'avais besoin ce soir.

Second round, j'entends dans le couloir les bottes italiennes, des bottes de militaires. Leur casquette est plus impressionnante que les autres, plus montante, avec un rond blanc cousu au-dessus de la visière. Ça ne cadre pas beaucoup avec l'idée qu'on se fait de l'hospitalité transalpine. Italie, pays des vacances et de la dolce vita… Tes douaniers coupent la chique aux touristes allemands, c'est dire. Ils sont deux, un en gris, l'autre en marron. En général ils vérifient surtout les cartes d'identité et passeports italiens, allez savoir pourquoi, je n'ai jamais demandé. Ce soir le gris a manifestement décidé de se faire tous ses compatriotes un par un, pire qu'un Suisse, à croire qu'un Rital qui rentre au pays a toujours quelque chose à cacher. Le talkie-walkie n'a toujours pas été inventé ici, l'ère Gutenberg marche encore très fort, ils ont toujours un énorme registre, un bottin de la canaille, et ils passent des plombes à le feuilleter, sans se presser. J'ai raconté ça à un flic français qui se marre encore.

Mauvais. Il brandit une carte sous mon nez, il veut réveiller quelqu'un du 10. À moi de parler.

— Compartimento dieci.

Le gris sort, le marron reste. Le dormeur se tient tranquille. Parler, encore, et inventer de nouvelles conneries pour masquer un silence précaire.