— E la partita ?
Il y a toujours un match de foot à commenter, celui d'hier, celui de demain, je risque rien. D'ailleurs, il pouffe.
— Ammazza… voi Francesi siete veramente… (geste cornu des doigts).
Il me signifie que les Français ont de la veine. La gaffe. Changer de sujet, vite.
Mais ni Berlusconi ni la Cicciolina ne le font réagir, hormis une certaine méfiance à mon égard. Je dois la boucler.
Et c'est là que, tout à coup, rien qu'avec une simple œillade sur le quai, j'ai senti une vague de bonheur m'envahir. Des Laurel et Hardy, piteux, la cravate en bataille, flanqués d'une valise chacun, s'invectivaient mutuellement pour accélérer le pas. Comme j'aimerais que Bettina les voie…
Je pensais arborer la triste mine du coupable et je ne peux réfréner un gloussement de joie. Un ace de troisième set. Le marron pense que je me fous de sa gueule.
— Apposto. Andiamo, va… dit le gris en me faisant un au revoir de la main.
À peine sont-ils sortis que je pousse un soupir qui me dégonfle comme un ballon. Un silence frontalier s'installe dans ma cabine. J'ai beau dire pis que pendre des douaniers, ils ne sont jamais vraiment insupportables.
Je m'offre une grande rasade de J & B qui passe comme une déferlante dans mon œsophage. Un bon coup de bourbon aurait ravi mes papilles, mais tant pis. Comme disent les Italiens : « A cavallo donato non si guard' in bocca. » À cheval donné on ne regarde pas la bouche. Sagesse populaire.
— Vous tenez le coup ? je demande au dormeur.
— J'ai chaud.
Il me tend le drap mouillé et brûlant.
— Vous me foutez les jetons, c'est de la fièvre ?
— Non non, n'ayez pas peur, mais je ne suis plus habitué à veiller.
— Ça ne sera plus long, dans un peu plus de deux heures vous serez peinard dans un bon lit de l'hôtel de la gare de Milan et vous pourrez dormir pendant dix jours.
— Même pas dix minutes, je n'ai pas de quoi louer un bout de caniveau.
Là, je reste un instant sans réaction.
— Quoi ? ! Pardon ? Vous faites du trafic international avec des Américains et des Suisses et vous voulez me faire croire que vous êtes sans un ?
J'ai failli avoir un peu de commisération pour son état et il veut jouer les nécessiteux… On s'enfonce. On crève le seuil de l'absurde.
— Un litre d'eau, passe encore, mais cinquante mille lires pour une chambre d'hôtel, je crois que vous abusez.
— Je n'ai rien demandé. Mais si vous aviez la gentillesse de me laisser un de ces coussins avec un drap ou une couverture, je trouverais bien une place dans la salle d'attente. Il me faudrait juste de quoi passer un coup de fil en Suisse. En P.C.V., mais il me faut quand même une petite pièce.
— Sérieux ?
— Ben… oui.
Je reste pantelant. Un vertige au bord du précipice du n'importe quoi. Je peux y discerner, tout en bas, l'ombre accablée de moi-même.
— Vous, je veux pas dire, mais vous me semblez sérieusement dans la merde. Remarquez, ça me réconforte un peu, moi, à côté de vous, j'ai l'air d'un petit veinard.
— Et vous ne croyez pas si bien dire. J'ai deux gosses de onze et quatorze ans, une femme qui n'a jamais travaillé. Quand j'ai arrêté de bosser j'ai fait des dettes, j'ai emprunté, gros, sans pouvoir rembourser un centime, je n'ai plus payé mes impôts, les loyers. Alors…
— Alors vous avez fait une connerie.
— Non. Oui et non. En fait non. Vous voulez parler de quel genre de conneries ? Le vol ? J'en suis incapable. Et de toute façon vous ne pourriez pas comprendre, vous n'avez sûrement ni femme ni enfant.
— Non, mais j'ai un boulot, et je le garde tant que je n'en trouve pas un autre. Je suis un fils de prolo, et je bosse, alors épargnez-moi le couplet des « dures réalités qui échappent aux jeunes cons de mon espèce ».
— Je ne dis pas ça…
Pour la première fois je vois ses dents. Il voudrait rire mais n'en a pas la force. J'espère pouvoir percer le mystère de cet homme avant Milan.
— Tout ce bordel à la douane, c'est parce que vous êtes fiché ?
— Oui. Liste noire. Interdiction totale de quitter le territoire français.
— Et pourquoi vous avez arrêté de travailler ?
Là il se replonge dans le bac et la tablette se referme sur sa tête. Des profondeurs caverneuses du coffre en bois s'échappe une phrase à peine audible.
— Ça je ne le dirai jamais… Et c'est dans votre intérêt.
3
Quatre kilomètres de trou noir. Un tunnel. Je ne me sens jamais mieux que quand on longe cet étui de muraille, le bruit rend toute parole inutile, la lumière du plafonnier est cent fois plus dense. Faut attendre, figé. Et l'on en sort. Et rien n'a changé. Le dormeur est toujours là, moulé dans son lit de coussins, il vient à peine de s'assoupir, le visage ruisselant. Il a réussi à me voler mon précieux sommeil et je reste là comme un con à le regarder suinter de tout son mystère dans un catafalque bourré de linge blanc et propre. Je ne suis pas médecin mais j'ai bien peur de ne plus le voir marcher droit, le visage sec et haut, l'œil grand ouvert. Je ne sais plus si j'ai peur de la taule ou simplement de ne pas connaître la fin de son histoire. Si je m'endors, un contrôleur peut entrer avec son carré, et si je referme le bac, le dormeur s'étouffe. Je n'ai plus de compartiment libre. J'ai bien pensé à cadenasser ma cabine et aller dormir chez Bettina mais il est toujours assez mal vu de se faire surprendre seul, en espace clos, avec une voyageuse.
Dans le couloir, rien. J'aimerais que quelque chose me vienne en aide, n'importe quoi, un phénomène qui m'aiderait à faire diversion dans cette insoutenable inertie ambiante. Un voyageur italien qui hurlerait de bonheur en pénétrant dans son territoire, un ado qui me prêterait son Walkman bourré de hard-rock, un petit propriétaire de salle de cinéma qui m'offrirait une place de projectionniste à vie. J'ai besoin de tenir jusqu'à Milan, et là je jure de couper les branches pourries et de verrouiller jusqu'à demain matin, et qu'un abruti de contrôleur ou de voyageur ne s'avise pas de me réveiller…
Pour l'instant j'aimerais bien qu'on m'occupe l'esprit, qu'on me fasse rire, qu'on m'offre un café dans une Thermos encore chaude. Le couloir est inhospitalier au possible, du lino, du métal glacé, des vitres embuées. Je m'arrête un instant devant le compartiment de Bettina. Elle dort lovée contre son sac, emmitouflée dans une couverture qui laisse une jambe découverte. Sa cheville est incroyablement fine, presque cassante, moulée dans une chaussette blanche.
Un sauna. Elle et moi. À Farö.
La porte battante du fond du couloir s'ouvre sans faire de bruit. Deux types qui allaient entrer hésitent en me voyant. Mon premier réflexe est d'ouvrir le compartiment de Bettina, baisser les trois stores côté couloir et refermer au carré de l'extérieur. Un des types fait mine de s'accouder à une vitre mais me surveille du coin de l'œil. J'ai compris. Ça change tout, et pas dans le sens que je voulais. Les pirates du rail qui arrivent à l'heure habituelle avec la ferme intention de ratisser chaque voiture en attendant Milan. Manquait plus que les pickpockets…
Repartir doucement vers ma cabine, sans y rentrer tout de suite. Surtout pas. Ils vont croire que j'ai la trouille.
Et j'ai la trouille. Pas vraiment d'eux, malgré les crans d'arrêt, mais plutôt du bordel qu'ils sont capables de faire dans la voiture d'un couchettiste qui n'en a pas vraiment besoin ce soir. Si un des voyageurs se réveille avec une main étrangère dans sa veste, il a de quoi gueuler, provoquer une bagarre, arrêter le train, rameuter les flics et plus question de virer mon clando. Je me souviens de la fois où ça s'est fini sur le quai d'une petite gare où aucun train ne s'arrête jamais, deux voleurs se battaient avec trois types devenus complètement dingues, les flics sont arrivés un quart d'heure après que la première arcade eut éclaté, et ça a pris deux heures avant que le train reparte.