Et s'ils fouillent chez l'aboyeur, même s'il y a plus rien à piquer ? Il va croire au complot, il va les exterminer. Et Bettina ? Elle va piquer une autre crise de nerfs, et je ne me regarderai plus jamais dans une glace. Qu'est-ce qu'on fait dans un cas pareil ? Non, ce soir on ne rentre pas dans sa cabine en attendant que ça se passe. D'ailleurs il commence à perdre patience, son regard me fusille, si je ne me décide pas à rentrer il va me demander de lui faire un café, la lame sur la gorge. Je sais que j'ai très peu de chance de me faire planter, sûrement aucune, ce ne sont pas des tueurs, ils savent ce que ça coûte, ils veulent juste faire leur petit job peinard. Ils ne se serviront jamais du cran d'arrêt, jamais, c'est une certitude. Mais ils l'ont dans la poche, prêts à le montrer, et c'est de ça que j'ai peur, le voir s'ouvrir, en une seconde, sous mon nez. C'est tout. Ils échangent quelques mots en grimaçant, « qu'est-ce que c'est que cet emmerdeur qui ne nous laisse pas bosser tranquilles ». Ils perdent du temps, pour eux c'est le moment rêvé, pas le moindre rat crevé dans le couloir, à part moi.
Tant pis, j'y vais. Je me force à avancer en les regardant dans les yeux. Le bruit des soufflets, au fond, de leur côté.
Une hallucination… Un mirage…
Les contrôleurs italiens.
C'est Dieu. Il a tout vu de là-haut… Il veut se racheter de la nuit qu'Il me fait passer…
Ils font une drôle de gueule en voyant les voleurs, on ne sait pas qui sont les plus gênés, hochements de tête de part et d'autre, échange de civilités, prego, grazie, et ils passent leur chemin pour arriver jusqu'à moi. On dirait une bonne vieille comédie à l'italienne, plus vraie que nature, « Gendarmes et voleurs ». Pour couronner le tout ils vont pousser le vice jusqu'à contrôler mes billets, histoire de reprendre un peu d'autorité, celle qu'ils oublient devant la racaille. Leur salut est un peu mou, l'un d'eux me demande pourquoi je ne dors pas. Je ne peux pas les faire rentrer chez moi, je suis contraint de leur chuchoter à l'oreille mon peu d'italien épouvanté.
— Je surveille les voleurs, ils refusent de sortir de ma voiture, qu'est-ce qu'on fait ?
— Quels voleurs ?
— … ?
— Où t'as vu des voleurs ?
Non, c'est pas Dieu qui m'a envoyé ces mecs-là, c'est pas possible. À moins qu'Il ne veuille me foutre dedans.
— Ceux-là, là ! Au fond. C'est des agents secrets, ou quoi ? Mais pourquoi vous les laissez faire, bordel ? !
Ils me font un petit geste de la main qui veut dire « laisse tomber, à quoi bon… ». Plutôt que prendre le risque de formuler un truc pas clair on préfère le suggérer avec une petite mimique, je l'ai pas vraiment dit mais t'as quand même compris, hein ?
Les voleurs n'ont pas bougé d'un pouce, mais ils sourient, eux. Une fraction de seconde j'ai pensé qu'ils m'avaient eux-mêmes envoyé deux émissaires en casquette pour m'inciter à rentrer gentiment chez moi.
On me dit que tout va bien, on me demande si tous les billets ont bien été vus par les Suisses, on me souhaite une bonne nuit. Et on passe dans la voiture suivante.
Comme ça.
Un truc pareil n'est possible que de ce côté-ci des Alpes. Si je raconte ça à Paris on ne me croira jamais.
Résultat : non seulement je suis toujours dans la panade, mais en plus, les deux marlous ont la bénédiction des autorités.
Et maintenant, ce sont eux qui avancent vers moi.
Tranquilles.
Reculer, reculer jusqu'à l'armoire électrique, ils ne comprennent pas, ils avancent. Le bouton vert, le bouton rouge, et le petit, en haut, qu'il ne faut jamais toucher, l'interrupteur général. La clé carrée me glisse des mains, je repère le bouton, j'appuie, ça claque…
Le noir absolu. Ils se sont arrêtés net.
— Mortacci tuoi… !!
J'ai juste le temps de rentrer à tâtons chez moi et je colle mon oreille contre la porte. Des chocs, ils se cognent dans les portes, quelques coups de poing dans la mienne m'assourdissent. Ils sont obligés de changer de voiture, ils ont beau être discrets ils ne pourront pas bosser à l'aveuglette. « On se revoit bientôt » j'entends, « on se revoit bientôt ». Encore un autre « Mortacci tuoi » (putain de tes morts) et le soufflet se referme derrière eux. À moins qu'ils ne m'attendent, tapis dans l'obscurité. Ils sont peut-être rusés, ces cons.
Ils vont sûrement revenir mais j'ai le temps de m'organiser.
— Allumez ou je crois que je vais tomber, me dit une voix chancelante.
Je me retourne, dans le noir, et aperçois la silhouette du dormeur, debout, à dix centimètres de moi.
— Vous avez failli me faire peur. Impossible d'allumer pour l'instant, tout le jus de la voiture est coupé… Recouchez-vous sur ma banquette.
Trois points lumineux à proximité indiquent qu'il est bientôt 3 h 30. Son souffle s'épaissit brusquement puis se suspend, un instant, dans un silence glacé.
— Hé… ho, déconnez pas, dites quelque chose ! Au lieu de ça je vois la silhouette s'effondrer à terre dans un bruit sourd, sa tête vient cogner contre mon genou.
Je ne bouge plus.
Je me colle les mains contre les paupières, juste un moment, pour m'isoler.
Mes pupilles se sont habituées à l'obscurité. En faisant un pas vers mon sac je lui ai marché sur la cheville et il n'a pas crié. J'ai retrouvé la lampe de poche après avoir jeté toutes mes affaires alentour et l'ai braquée dans ses yeux. Il est évanoui. Son corps reste écrasé à terre comme un fruit pourri tombé de la branche. Je devrais être angoissé, je crois. Mais, je ne sais pas, j'en ai un peu marre.
J'ai fait revenir la lumière et ça ne m'a pas plus éclairé. Dans le couloir, enfin, un humain s'étire. Un vieil homme que l'obscurité a dû réveiller. Ça vit encore un peu.
Je ne sais pas ce qu'on fait pour essayer de réanimer quelqu'un, on lui tapote les joues, on lui passe de l'eau sur le visage ? Je cherche son prénom. Jean-Jacques ?
— Jean-Jacques… ça va ? Vous avez chaud ? Vous voulez quelque chose à boire… ?
Mes questions connes lui ouvrent péniblement les yeux, je lui verse un peu d'eau sur le visage et place le goulot sur ses lèvres.
— C'est rien… ça m'arrive même chez moi… un peu de chaleur… le manque de sommeil…
— Vous pouvez vous relever ?
Il ferme les yeux pour acquiescer et prend appui sur mon bras pour se dresser sur ses jambes.
— À combien sommes-nous de Milan ?
— On y est dans une heure, les Italiens ont l'air de vouloir rattraper le retard.
— Ne vous inquiétez pas pour ce qui vient de m'arriver… c'est courant… je descendrai comme prévu, je n'ai pas besoin de médecin.
— Oh, vous savez, à l'heure qu'il est je ne m'inquiète plus, je bouge.
Il regarde mes affaires étalées par terre et se met à les ramasser.
— Laissez ça, on s'en fout, je vais les ranger, laissez-moi le temps de souffler, j'en ai rien à foutre que ça traîne, que ça se salisse !
— Vieille habitude. Si jamais je m'en sors je ne vous oublierai pas. C'est pas des paroles en l'air, je vais avoir beaucoup d'argent, vraiment beaucoup, et je me souviendrai de ce que vous avez fait.
Sans savoir pourquoi, j'éclate de rire. Ce soir rien ne m'a été épargné, mais là… Ce type, je l'ai insulté, j'ai souhaité sa mort dix fois, j'ai même cherché à l'humilier. Et maintenant… ?
— Écoutez, je ne sais pas comment vous dire ça, mais vous ne trouvez pas qu'on vit une situation ridicule ? Jean-Jacques… Vous vous êtes fourré chez moi pour éviter une douane, je me bats avec des contrôleurs et des brigands, vous tournez de l'œil à la première occasion, vous voulez me donner du fric et vous n'avez pas de quoi passer un coup de fil. Je sais plus et j'essaie plus de comprendre.