— Je m'appelle Jean-Charles.
J'ai réfléchi un instant et à nouveau j'ai éclaté de rire. Pas un rire sincère. Un rire ailleurs. Pendant cette seconde-là, plus rien ne m'a fait peur, les contrôleurs, la taule, les truands, les voleurs. C'est une seconde que j'ai volée à la logique universelle.
— Je n'ai pas d'argent sur moi, en ce moment, mais bientôt j'aurai de quoi assurer l'avenir de mes gosses, ma femme. Mais je vous dois quelque chose.
— Je veux pas employer de grands mots, mais si vous me devez quelque chose c'est une nuit de sommeil et un semblant de vérité.
Je ne poserai plus la moindre question à cet individu, il faut que ça vienne de lui. Il replie ma chemise froissée et me la tend.
— C'est votre chemise du retour ?
— Oui. De toute façon elle se serait salie autrement, je suis incapable de garder une tenue correcte, j'ai une réputation de clodo, aux Wagons-lits.
Le kataklan se radoucit un peu, le retard est rattrapé. Jean-Charles s'assoit un moment et s'éponge le front. Il n'a pas l'air d'aller beaucoup mieux.
— Vous avez compris que je suis malade, dit-il, comme si c'était une chose entendue depuis le début.
— C'est ça votre semblant de vérité ? Cette cabine entière est visqueuse de votre humidité, vous vous videz, vous dégorgez, et je passe mon temps à sécher tout ça.
Je ne contrôle plus ce que je dis, ça y est, je viens d'atteindre cet état d'incohérence physique et mentale dont Katia hérite à chaque retour. A ceci près que nous n'en sommes même pas à la moitié de l'aller.
— Vous êtes excédé, n'est-ce pas ? Vous me détestez.
— Non. J'aurais plutôt envie de vous gifler. Mais je ne peux pas frapper un malade…
Il baisse les yeux. Je dois faire oublier ce que je viens de dire.
— Vous êtes malade de quoi ? Et n'ayez pas peur d'appeler les choses par leur nom.
— Je ne sais pas trop, je sais que c'est grave.
— C'est con de tomber malade quand on est sur le point de récolter un paquet de fric, dis-je.
— Pfff… À ce jeu-là vous allez sûrement gagner, je ne sais pas me défendre contre un cynique. Vous êtes cynique comme on peut l'être quand on est sain.
« Sain. » Moi ?
— Je ne suis pas cynique, c'est vous qui êtes contagieux.
Tout ce que je dis m'échappe, ça sort comme ça. Antoine est méchant par nature, tout le monde le dit, Antoine n'a plus le choix de ses gestes. Mais Antoine n'a plus la force de galoper après son naturel.
— Si vous saviez à quel point ce que vous venez de dire est horrible… Il y a un an de cela je vous aurais tué. Maintenant j'ai compris que ça n'en valait pas la peine.
Je vois bien qu'il essaie d'articuler et de parler normalement, mais c'est de la frime. Ses yeux clignent de plus en plus, il n'arrive plus à tenir droit, les tremblements du train suffisent à le faire glisser de la banquette. Et moi, assis par terre, je le regarde s'effondrer.
— Je suis un individu recherché, mais pas seulement comme vous l'entendez. On me veut, tout le monde me veut, on se l'arrache, le M. Latour !
Il se met à rire comme un poivrot.
— Je représente un paquet de fric, et ça me fait bien rire de les voir tous s'agiter autour de moi, tous ces crétins en blouse blanche, et tous les autres, aussi.
Un poivrot, c'est bien ça, en pleine crise de delirium, en train de me servir l'amer couplet du ratage. J'ai l'impression d'être dans un rade pourri d'un quartier pourri, face à un saoulographe aigri dont le phrasé gondole de plus en plus. Si j'attends un peu il va tout balancer.
— Ça vous épate, hein ? Vous vous demandez comment un pauvre malade comme moi, pauvre ET malade, peut faire courir autant de monde ? Eh bien je vais vous le dire, au point où j'en suis…
Vas-y, dis-le.
— Je vaux de l'or. Et les Suisses en ont beaucoup, c'est connu… Ils paient plus que les Français, j'y peux rien. Vous auriez fait le même choix, hein ? Mon propre pays s'en fout si mes gosses sont à la rue quand je ne serai plus là. Je sais, les Suisses aussi, mais eux ils me donnent de quoi les faire vivre pendant des années, des décennies !
Sa tête plonge en avant et j'ai à peine le temps de me dresser sur mes talons pour le rattraper avant qu'il ne pique du nez au sol. Tout son corps a chaviré sur moi.
— Je dois… m'allonger… je dois me reposer…
Pendant une seconde je l'ai senti mort. Je ne joue plus.
— J'arrête tout. On appelle le chef de train, on va trouver une ambulance. C'est trop risqué. Tant pis.
— Pas question… Je ne suis pas encore crevé… c'est uniquement le manque de sommeil, si on s'arrête maintenant c'est foutu, pour moi, pour mes gosses, pour vous aussi… Trouvez-moi un endroit pour dormir…
Je m'incline. Il n'y a plus que ça à faire.
J'ouvre la porte et passe le nez dehors.
— Jean-Charles, écoutez, je vais vous demander un dernier effort et je vous installe dans un vrai lit, enfin… sur une couchette. Seulement il faut tenir bon jusque-là, et si on continue sur notre lancée il ne vaut mieux pas qu'on vous repère, hein ? Alors vous allez marcher tout seul dans le couloir, hein, et juste derrière moi. Vous vous sentez capable de ça ?
Oui de la tête. Avant qu'il ne change d'avis je roule en boule mes couvertures, draps et coussins, empoigne le tout du mieux que je peux et sors en forçant dans l'encadrement de la porte.
— On y va.
La boule bute un peu partout, je ne vois rien. C'est à crier de ridicule, je ne sais plus ce que je dois penser. Tout ça pour nous préserver du regard d'un petit vieux sans doute à moitié endormi, debout contre sa barre. J'essaie de penser à tout, je deviens encore plus paranoïaque, je deviens dingue.
Bettina se réveille en sursaut et voit le paquet de linge atterrir en face d'elle. J'essaie de la rassurer comme je peux en lui présentant un voyageur très fiévreux qui cherche un coin tranquille jusqu'à Milan. Tout en parlant j'installe la literie sur la couchette du haut, place l'échelle et aide Jean-Charles à grimper. Bettina me regarde avec ses petits yeux gorgés de sommeil, autour d'elle une douce odeur de peau endormie s'évapore. Elle voit bien que Jean-Charles n'a rien d'un spectre menaçant, au contraire, elle me demande timidement s'il n'a pas besoin d'un peu d'aide. Je ne sais pas quoi lui dire, à part de refermer le compartiment au loquet, sortir le moins souvent possible et venir me prévenir si quelque chose ne va pas.
— À tout à l'heure, me dit-elle en français.
— Quelle heure est-il ? demande Jean-Charles.
— 3 h 50.
— Je dois prendre ma prochaine pilule dans trois quarts d'heure.
— J'y penserai. Je vais essayer.
C'est la dernière chose qu'il fera sur ce train, juste après avoir dégluti, il sera à Milan. Je referme le compartiment.
Moi, j'ai envie de whisky car je sais ce qui m'attend pendant ces trois quarts d'heure : faire le pied de grue dans le couloir. Impossible de rentrer dans ma cabine et me couper du reste de la voiture. N'importe quoi peut se passer, je commence à être habitué, et je m'en voudrais d'échouer si près de Milan après tout ce que j'ai subi. Au cas où les voleurs reviendraient je me barricade chez moi, et on verra bien.
Je vide la bouteille, presque d'un trait, et pars me rincer la figure. Le petit vieux est retourné sur sa couchette. Je prends place devant une vitre et commence ma veillée.
Après tout, je suis payé pour ça.
Antoine…
Tu te retrouves là, planté comme un piquet cassé en deux. Tu ne sais plus très bien ce qui se passe, tu ne cherches plus vraiment à savoir si ce que tu fais en vaut la peine. Chacun de tes membres pèse des tonnes, surtout les jambes, et tu fermes les yeux, pour un peu ça marcherait, dormir debout… Et pourtant tu n'arrives pas à te sortir de l'esprit que c'est quelqu'un d'autre qui devrait être là, à ta place. Toi, tu devrais dormir en ce moment même sur une rame Florence, tranquillement, et demain tu aurais sans doute dormi toute la journée, c'est toujours ce que tu fais, là-bas. Pourquoi as-tu refusé ? Tu t'en veux ? Ça t'obsède ? C'est trop con, hein ? Mais tu te dis que ce voyage a sûrement une fin, comme les autres, que tout va se terminer Gare de Lyon, comme d'habitude. Et peut-être que tu ne reprendras pas la route de sitôt. C'est fini, les trains de nuit. Tu vas rentrer chez Katia, tu lui demanderas de ne plus te laisser repartir et elle le fera, parce qu'elle t'aime. Tes histoires, il n'y a qu'elle pour avoir la patience de les écouter, sur qui d'autre compter, hein ? Les trains de nuit, c'est fini. Tu ne remettras plus jamais les pieds en Italie, tu n'auras plus à côtoyer tous ces inconnus, et un beau jour tu oublieras tout et on t'oubliera. C'est pour ça que tu dois tenir bon, ce soir, c'est bientôt fini. L'espace te sépare de Gare de Lyon mais le temps t'en rapproche. Remets l'oubli pour plus tard, tu as toute une vie pour ça.