J'ai besoin d'une petite pause dans le cabinet de toilette, il n'y a guère que là où je me sente un peu moi-même. Le whisky m'a embrumé la conscience et râpé le palais. Décidément, je ne pourrai jamais envisager cette carrière d'alcoolique que je m'étais promise si tout foutait le camp. On pense trop de trucs qu'on regrette après.
Ça s'est passé très vite, ou bien j'ai perdu mon sens de l'instant. Je suis sorti des W.-C. sans regarder, presque les yeux fermés, et j'ai bousculé l'homme qui entrait dans ma voiture. Même pas le temps de voir sa gueule ou de m'excuser, il a foncé droit dans le couloir pour s'arrêter sans hésitation devant le compartiment 2. C'est à cette seconde que j'ai senti que la nuit serait encore longue. Il l'a inspecté sans faire de bruit et sans rien trouver. Il est revenu vers moi et j'ai pu voir enfin la tête qu'il avait. Des zones chauves sur le crâne, les cheveux ont dû tomber par touffes, ceux qui restent sont très longs. Un visage étrange et fermé. Il porte une grande veste en cuir noir, peut-être même trop grande.
— Il y avait deux personnes aux places 25 et 26, un Américain et un Français, où sont-ils ?
Il parle vite, sa question claque comme un ordre. Avec ce genre de mec il vaut mieux en dire le moins possible.
— Ils sont descendus, je ne sais plus où… en Suisse, je crois… vers Lausanne.
J'ai vu sa grimace, sa bouche tordue, et tout de suite après, sa baffe m'a cogné la tête contre la vitre. J'ai porté une main à ma joue brûlante. Je n'ai pas su comment réagir et j'ai baissé les yeux.
— Toi, tu vas comprendre très vite, c'est pas toi qui m'intéresses, mais si tu commences à raconter des craques c'est que t'en as déjà dit un paquet, à Lausanne. Ils étaient pas à Lausanne, ducon, on les attendait, et t'as dit que tu les avais pas vus.
Le blond avec le manteau bleu… J'ai bien vu qu'il s'adressait à quelqu'un qui s'est mis à courir sur le quai… Comment j'aurais pu penser que la silhouette me giflerait, un peu plus tard ?
— Moi j'suis rien… j'suis que le couchettiste de la voiture, je les ai vus monter à Paris, avant d'arriver en Suisse ils ont tiré la sonnette d'alarme et ils ont disparu, c'est pour ça qu'on est arrivés en retard à Lausanne…
Ma tête cogne de nouveau la vitre mais cette fois mon oreille a heurté la barre de fer. Un cri de douleur s'est bloqué dans ma gorge.
— Tu vas pas m'amuser longtemps, petit con. Tu sais, sur un train, je peux tout me permettre, moi aussi je pourrais tirer le signal d'alarme après t'avoir dépecé dans les chiottes, non ? J'irai jusqu'au bout pour savoir où ils se sont fourrés.
— Mais je vous dis la vérité, c'est vrai, ils sont descendus…
Là, il explose, m'empoigne par le revers et me traîne dans les toilettes. J'atterris sur la cuvette, il ferme la porte au verrou.
Il plonge sa main à l'intérieur de sa veste…
Un revolver… ? Il le pointe comme un arc, bras tendu. Sur mon front. Il faut que je parle, mais ce sont des jets de vomissures qui vont sortir.
— Écoutez… J'ai vraiment vu l'Américain tirer le signal, mais avant je l'ai vu discuter avec des Italiens qui sont montés à Vallorbe… ensuite il est descendu… Il m'a donné un peu de fric pour être sûr que j'aie rien vu…
— Et le Français ?
— Lui, il est resté, il était accompagné des deux Italiens quand il est venu me demander son passeport, et ils sont repartis tous les trois vers les premières classes…
Il a levé l'arme en l'air en criant, j'ai fait un geste pour me protéger la tête. Mais son poing s'est abattu sur le lavabo.
— Comment ils étaient, ces Ritals ?
— Heu… Y'en avait un tout en jeans et l'autre portait une veste en laine marron…
— C'est où les premières classes, ducon ?
— En tête de train, je les ai vus faire des allées et venues dans les couloirs, mais sans le Français, ils ont dû l'installer ailleurs…
Sans savoir pourquoi une dernière phrase m'a échappé. Un truc stupide dont j'aurais pu me passer.
— J'en ai vu un avec un cran d'arrêt.
Et là-dessus, contre toute attente, il rit.
Le flingue rangé dans la veste il sort comme une furie, sans rien me demander et sans me menacer.
Je reste seul, assis sur la cuvette, sans bouger. J'ai l'impression qu'on vient de violer le dernier espace où je me sentais encore bien. Maintenant je ne pourrai plus m'enfermer dans ces chiottes sans avoir le goût du vomi dans la gorge. Je n'ai pas eu le temps de me rendre compte de grand-chose, ce n'était plus de la trouille, c'était de la terreur, on ne peut plus rien faire, on se sent comme dans un avion, on est spectateur.
Je ne sais pas ce qui m'a pris de raconter ça. J'avais quelque chose à protéger ? Jean-Charles, Bettina ? Sûrement pas, le flingue m'aurait fait oublier mon propre frère. Quoi d'autre ? Certainement un trop-plein qui est remonté à la surface. Passé une certaine heure toutes les haines se confondent.
L'eau froide vient rafraîchir ma joue et mon oreille. Les doigts ont marqué leur empreinte, ma gueule est striée de rouge. Le salaud…
Il va revenir.
Le visage encore ruisselant je me précipite vers le 7. Bettina est debout sur sa banquette et regarde bouche bée le dormeur écroulé dans un sommeil apparemment paisible.
— He's O.K., murmure-t-elle avec un sourire, qui tombe quand elle voit la tête que j'ai. What about you ?
Elle pose les doigts sur ma joue rouge.
— It's nothing, dis-je en détournant la tête.
Elle ne comprend plus rien, un malade dort en haut, en bas un couchettiste en uniforme s'escrime sur la porte en vérifiant quatre fois qu'elle est bien fermée, baisse les stores à fond et se poste devant, clé carrée en bataille. Et bien sûr, elle me demande des explications que je suis incapable de fournir en anglais. En français déjà, j'aurais du mal. De toute façon, si je lui disais le quart de ce qui se trame sur cette putain de bagnole elle aurait de quoi faire dérailler tout le Galileo rien qu'avec ses jérémiades. Depuis quelques heures je viens de piger un truc qui ne m'était encore jamais apparu : il ne peut y avoir qu'un seul maître à bord. En l'occurrence je ne maîtrise pas grand-chose, mais je commence à comprendre ce qui se passe ici, à saisir le mouvement. Un certain stade d'absurdité franchi, le bordel se met à prendre sens. Jean-Charles est un gros coup, il ne délire pas quand il parle de tout le fric qui frémit autour de lui. Il s'est vendu aux plus offrants, les Suisses, et manifestement ils y tiennent. Il ne pouvait passer qu'en fraude, les Français ne l'auraient pas lâché aussi facilement, pour ses dettes ou autre chose. Le meilleur moyen d'aller en Suisse ? L'avion, impossible. La voiture, trop risqué. L'idéal c'était le train de nuit, on ne vérifie jamais les passeports français ou américains. Seulement voilà, l'incident de parcours, le trois fois rien qui remet tout en question, un misérable portefeuille, cinq mille francs qui viennent mettre en péril des sommes faramineuses, un comble… Le seul truc que je ne comprends pas c'est l'intérêt que suscite un misérable comptable malade qui passe son temps à roupiller. Il tenait peut-être les comptes d'une bande de truands, il a peut-être des registres douteux en sa possession…