D'ailleurs je me demande si je vais le réveiller. Je voulais juste lui dire que si l'homme à la veste noire réapparaissait, je le foutrais dehors, lui, le malade. Après tout ils n'en ont pas après moi, c'est le dormeur qu'ils veulent, comme ça je serai débarrassé des deux, et je resterai seul avec la Suédoise, au risque de me faire piquer par je ne sais qui, au point où j'en suis ils peuvent même me lourder de la compagnie, je ne ferai plus jamais le con dans un train de nuit.
C'est drôle, voir un flingue braqué sur moi m'a presque totalement éclairci les idées. La fatigue s'est dissoute, comme si elle avait senti qu'il valait mieux filer en douce, faute d'avoir le dernier mot.
Mademoiselle Bis. Quand on a la tête que j'ai, ma nervosité, mes gestes bizarres, mes tics hagards, on ne peut pas se permettre de dire : calmez-vous, tout va bien, continuez de dormir. Bientôt elle va regretter le compartiment des deux V.R.P. Il ne faudrait pas que je perde de vue que cette Bettina n'est qu'une bis. D'ailleurs « bis » est un nom qui lui va beaucoup mieux. La vraie Bettina avait elle aussi cette tête de belette effarouchée la première fois où je l'ai vue, dans un Galileo Florence, en juin l'année dernière. C'est une rencontre que je n'ai jamais racontée à personne, pas même à Richard.
La Bis me demande quel genre de maladie a Jean-Charles et je ne sais toujours pas quoi répondre. Puis, le regard terriblement grave, elle me demande si je ne suis pas en train de faire des « bad things ». Des mauvaises choses… ? C'est fou ce qu'un langage basique peut être cinglant. On est obligé de retrouver des principes élémentaires, le bien et le mal, le bon et le pas bon, le gentil et le méchant. Alors qu'il y a déjà tout un monde entre le gentil et le pas méchant. Toutes les armes me manquent, la nuance, l'euphémisme, l'ironie, ne restent que le ton et le regard, et pour ça je ne suis pas très fort. J'aimerais lui dire que tout ce qui m'arrive est fâcheux, mais en même temps logique, qu'il y a de la recherche dans la fuite, de la ressource dans la fatigue et de la distance chez le trouillard. Mais, en même temps, j'aimerais lui dire que j'ai envie de lui empoigner les seins et les hanches, là tout de suite, et que pourtant je ne suis pas un salaud, parce que je suis plutôt du genre à demander la permission d'abord. Mais c'est peut-être un peu trop basique.
Au moment où j'allais encore dire un mensonge à peine rassurant ça a gueulé dehors. « Cuccettista Francese ! Cuccettista Francese ! » Où est ce maudit couchettiste français ?…
Voilà, je suis maudit, enfin un qui a le courage de le dire. Dans le rai de lumière sous le store je vois une jambe de pantalon bleu. Je n'adore pas les F.S. mais autant que ce soit eux qui me maudissent.
— Qu'est-ce qui se passe ?
— C'est toi qui demandes ça ? crie-t-il.
Il est seul, décomposé, hargneux. Il a envie de me poinçonner le nez avec son appareil et je lui fais signe de le ranger car ce soir, j'ai vu mieux.
— Pourquoi t'as fait ça ? Tu vas nous faire avoir des histoires !
— Mais quoi ?
— Qu'est-ce qui t'a pris, Madone de Madone de merde ! Qu'est-ce qu'ils t'ont fait ? C'est après toi qu'ils en avaient ?
Je persiste à ne pas comprendre et le lui montre. Il perd patience et, entre deux insultes à la Sainte Vierge, me tire par la manche. Nous parcourons quatre voitures dans cette position ridicule. Au seuil de la 92, son collègue nous attend, il pointe l'index à terre.
Deux corps inanimés, deux visages où tout a éclaté, le nez, les lèvres, les arcades. Les pickpockets gisent au sol entre deux traînées de sang, les membres n'importe où, désarticulés. Celui qui a la veste marron a le nez qui fuit goutte à goutte. L'autre a le crâne coincé sous la poubelle murale. Un cran d'arrêt est tombé deux mètres plus loin, fermé.
— C'est toi, hein ? Tout à l'heure tu voulais leur barrer la route…
C'est le fou à la veste noire qui a fait le boulot. Quelle force faut-il avoir pour laisser deux hommes dans cet état-là ? Comment faut-il frapper et à combien de reprises ? À quel moment décide-t-on d'arrêter et pourquoi ? En même temps qu'un haut-le-cœur je ne peux réprimer une autre réaction. Une impression bizarre et paradoxale. Une sorte de contentement.
— Ce n'est pas moi qui ai fait ça, j'en suis incapable.
« Et je le regrette », dis-je entre les dents, et en français. Ils me dévisagent, incrédules, ça ne peut être que moi, tout à l'heure j'ai manifesté quelques velléités de justice, devant eux.
— Alors qui ?
Bonne question. Au point où nous en sommes, pas de demi-mesure, je balance tout ou rien. Tout, ça veut dire beaucoup d'emmerdements. Rien, c'est pareil.
— Faut croire qu'un voyageur s'est réveillé, ça devait bien arriver un jour. Allez le retrouver, maintenant…
En chœur ils lancent une tirade de jurons, la casquette tordue dans le poing. L'un d'eux sort une boîte de premiers soins, l'autre se baisse vers un voleur et lui tapote le torse en faisant : Héo… Héo.
— Vous avez encore besoin de moi ?
On ne me répond pas. Parfait. Ciao. Démerdez-vous, bichonnez-les, faites-leur des excuses et découpez du sparadrap. Quand ils se réveilleront, ils lèveront le soupçon sur moi, les F.S. ne vont rien piger à cette version de l'exterminateur en veste noire. De toute manière, je n'imagine pas vraiment les pickpockets porter plainte chez les carabiniers.
Avant de les laisser je demande si le retard est rattrapé. L'un me répond oui et l'autre : qu'est-ce que ça peut bien te foutre ?
Donc, Milan à 4 h 28. Il doit être 4 h 10. Richard dort, Éric couche avec une Italienne. L'homme à la veste en cuir me cherche, et il vient de prouver sa détermination, d'autant plus qu'il a désormais la preuve que j'ai menti. Ne reste qu'une solution : reprendre le dormeur avec moi, tant pis, il ne reste qu'un quart d'heure avant Milan, il les passera sur ma banquette, je bloquerai la porte avec une chaîne, et puis… je ne sais pas, on verra.
De quoi je me mêle, après tout ? Je n'ai même pas demandé l'avis du dormeur. Il a peut-être envie de retrouver ses commanditaires et se faire prendre en charge dans les bras rassurants d'un tueur. Après tout ils avaient rendez-vous, hein ? Qu'est-ce que ça peut me faire si un gros feignant malade veut dormir dans un de ces fameux édredons helvètes, rembourré de pognon, pour sa femme et ses gosses, tout le monde a une femme et des gosses, je ne vais pas me ronger les sangs chaque fois que je rencontre un père.
M'enfermer avec lui dans une cabine ? Faudrait être cinglé. Je dois aller de moi-même vers la veste noire. Oh, à coup sûr je prendrai une baffe, mais ça sera vite passé, et je le conduirai vers le dormeur, au besoin je braillerai pour rameuter deux trois voyageurs dans le couloir pour que tout se passe dans le calme, il n'ira pas jusqu'à se servir du flingue. Il l'a dit, personne n'en a après moi. Dans douze minutes ils seront sur le quai de Milano Centrale, et moi, pas loin de Mlle Bis, peut-être pas dans ses bras, mais pas loin. Pour l'instant, je constate qu'elle a bien écouté mes consignes : fermer au loquet son compartiment. Je donne un petit coup de clé carrée.