L'obscurité s'est pointillée de blanc quand j'ai chaviré à terre et le noir m'a aveuglé à nouveau quand la semelle s'est écrasée sur mes yeux. Sans bruit. Un fondu de noir au noir, ma tête résonne. Le coup du lapin quand il m'a happé à l'intérieur par le col, la couchette médiane dans la tempe gauche et le déséquilibre au sol, un autre coup dans la nuque, son pied qui m'écrase le front.
Mal.
— Allumez la veilleuse, Latour.
Mon œil droit reçoit un petit jet orangé, l'autre reste mâché dans son orbite, brouillé de blanc.
Tu es sur le dos, la bouche ouverte, si tu vomis tout restera bloqué dans ta gorge et tu seras obligé de ravaler. Respire, plutôt. Souvent tu as évité de vomir en contrôlant ton souffle. Respire par le nez, bloque tes lèvres. Tourne un peu la tête de côté, la pression sera moins forte sur ton front. Le mal va disparaître dès que la tête va sortir de l'étau. Ne demande rien, reste immobile, ne parle pas.
L'ondulation du rail me revient doucement dans l'oreille, mêlée aux pulsations.
— Laissez-le se relever, il m'a beaucoup aidé pendant tout le parcours, sans lui vous ne m'auriez jamais retrouvé. J'en parlerai à Brandeburg. Laissez-le se relever.
— Ce petit con a failli tout faire foutre en l'air, j'ai perdu du temps avec ces deux Ritals de merde. Les menteurs, je préfère les voir la gueule par terre.
— C'était pour me protéger, il n'en savait rien. D'ailleurs je vais avoir besoin de lui pour ma pilule. C'est vous qui allez me trouver de l'eau avec votre revolver ?
Il a levé le pied et mille fourmis ont grouillé dans tout le pan droit de mon visage. J'ai pu bouger la tête, lentement, passer ma main sur mes yeux. Je me suis relevé du tapis comme un jeune poids coq, pas fier, groggy.
La lueur orangée caresse les contours immobiles des occupants. Jean-Charles est toujours allongé et pose sa main sur mon épaule.
— Ça va, Antoine… ?
Le fou en cuir étreint Bettina dans son bras gauche, la main crispée sur sa bouche. Dans l'autre il maintient le revolver piqué dans sa tempe.
— Pourquoi elle ? Pourquoi pas lui, là-haut ? dis-je en montrant Jean-Charles.
Pour toute réponse, serein, il arme le percuteur. Bettina frémit : un petit cri de gorge.
— Personne ne va vous empêcher de sortir. Elle est fragile, vous pouvez lui faire beaucoup de mal.
— Surtout si je tire, ducon.
— Et vous, là-haut, dites quelque chose, il a l'air de vous écouter. Si quelqu'un doit être maintenu en joue ici, c'est vous, non ?
Le tueur ricane, pas trop fort. Jean-Charles aussi. Il semble faussement à l'aise, il joue un jeu bizarre.
— Aucun risque ! Aucun risque ! Je ne le connais pas, ce monsieur, dit-il en montrant du doigt le fou. C'est la première fois que je le vois, mais c'est pas grave, le moindre de mes cheveux lui est plus cher que l'une de ses deux mains, hein ? C'est pas vrai ce que je dis ?
L'homme ne répond pas et continue de me fixer.
— Mais si, Antoine, vous n'avez pas l'air de me croire… Je pourrais lui envoyer une gifle, il ne broncherait pas, tenez, regardez…
Et paf, une belle mandale qui lui a fait dévier la tête. Mon cœur a fait une pirouette, j'ai cru entendre le coup de feu partir et la boîte crânienne de Bettina exploser. La tête du tueur reprend son axe, son corps n'a pas remué d'un poil. Pas un mot, pas une lueur de surprise dans le regard. Elle est belle ta démonstration, Jean-Charles. Alors, interviens. Dis-lui de baisser son truc, personne ne lui mettra de bâton dans les roues.
— Seulement, l'ennui, c'est qu'il a une mission : me conduire sain et sauf chez son patron en écartant tous les obstacles sur son passage. Si vous voulez en être un, libre à vous.
— Merci, on a déjà fait connaissance, et heureusement que j'étais assis sur une cuvette de chiottes. J'ai vu de quoi il était capable avec les deux types qu'il a laissés sur le carreau.
Le K.-O. a réveillé le zombi en moi, la fatigue est venue me réhabiter, j'ai l'impression de peser des tonnes. L'écroulement est proche, que je le veuille ou non.
— Imaginez, Antoine, la rencontre d'une nourrice et d'un exécuteur. Deux êtres dévoués par définition, deux rôles attentifs. Des expectatifs. Des vigilants. Réunissez-les dans un même corps et vous avez ça, dit-il avec un vague mouvement de la main qui aurait pu désigner une merde de chien. Jimmy, l'Américain, était comme ça aussi. Vous m'imaginez, moi, un simple comptable, habitué à répondre aux sifflements des patrons pendant vingt ans, et pouvant désormais humilier ce genre de créature ?
Le train baisse de rythme, légèrement.
— C'est plaisant ? je demande.
— Pas tellement, mais j'ai envie de voir jusqu'où on peut aller.
Air connu.
— Bon, j'en ai marre d'entendre vos conneries, fait la veste noire. Trouve-nous de l'eau pour qu'il puisse prendre sa pilule. Et fais gaffe, la moindre bonne idée qui te traverse la tête montrera le chemin à une bastos. Je garde la copine.
Des larmes coulent des yeux de Bettina. La terreur muette.
— They don't want to kill you, they're leaving in a few minutes.
Le tueur ne bouge pas.
— Oh, ne vous inquiétez pas, me dit Jean-Charles, il comprend l'anglais, sinon il aurait déjà tiré. Il ne la lâchera pas, surtout si vous sortez pour me chercher de l'eau. Et il m'en faut, vite.
— Vous avez repris du poil de la bête, vous. La bonne santé ne vous vaut rien. Bon, je sors ?
L'homme me regarde bien dans les yeux, fait pivoter de quelques millimètres le menton de Bettina et enfonce le canon dans son oreille.
— Oui. T'as moins d'une minute.
Message reçu. J'entrebâille la porte juste de quoi me glisser dehors. La pleine lumière me fait cligner des paupières.
Maintenant j'aimerais bien comprendre cette histoire de flotte. Il y en avait dans le compartiment, j'ai vu la bouteille quand j'étais à terre. Jean-Charles le sait-il, ou pas ? Il me semble même que c'est un peu tôt pour sa pilule. Je suis trop crevé pour comprendre les signes, et s'il y en avait un, je me demande ce qui est en mon pouvoir. Antoine Ducon est fatigué, il a juste assez de jus pour aller jusqu'à Milan, et plus on s'en approche, moins j'attache de l'importance à cette espèce de tragédie lointaine dont il semblerait que je sois l'un des acteurs. Un revolver dans une oreille… un type allongé, tantôt malade, tantôt arrogant…
C'est le rideau, bientôt. Le rideau. Tu ne fonctionnes plus très bien, tu ne sens plus les détails, tout t'échappe. Essaie de marcher droit jusqu'à ta cabine. Tu te souviens où tu as laissé l'eau ? Prends la bouteille et retournes-y.
Ils n'ont pas beaucoup bougé, tous les trois, raides comme des antennes qui émettent et reçoivent des ondes, des ordres radio, réceptifs à la foudre et aux éclairs. Le dormeur, toujours perché, me lance un regard mauvais quand je lui tends la bouteille. Comme quoi l'agressivité me parle encore. Ne pleure plus, Bettina. Tu penses à quoi, là, tout de suite ? Aux sourires blonds de ton enfance, à ta petite maison en lambris qui croule sous la neige, à tes congénères qui savent écouter le silence. Je te jure que les gens du Sud ne sont pas tous comme ça. Celui qui t'enserre dans son bras est un pauvre type préoccupé par de pauvres choses.
T'es pas d'accord, toi, dans la veste en cuir craquelé piquée à ton vieux père ? T'as quoi, dans la tête ? L'espoir d'un rêve, au bout d'un long cauchemar de cruauté ?
— On ralentit ?
— … ?
— Héo, ducon ! On ralentit ou quoi ?
— Oh ben… oui, j'crois. Peux m'asseoir… ?
— C'est pas le moment, ducon, on va se préparer à sortir. Latour et ducon, vous nous précédez dans le couloir et on attendra tous près de la porte.