Latour m'emboîte le pas en me lançant des œillades à la dérobée. Mais qu'est-ce qu'il veut, bordel ? Une manœuvre ? Une diversion ? Parce que maintenant ce crétin n'a plus envie de descendre ? C'est moi qui vais le foutre dehors, à coups de genou dans les reins. Fini, les questions, l'héroïsme, les choix, tout ça va dégager de mon train.
— Antoine ? Je peux vous demander une dernière chose avant que nous nous quittions ?
— Non.
— Ne me refusez pas ça… À votre retour à Paris allez voir ma femme, parlez-lui de moi, dites-lui… Je vais lui téléphoner pour la rassurer mais ce sera différent…
— Vous voulez vraiment que moi, en personne, je lui dise ce que je pense de vous ?
— Mais non… Dites-lui… Dites-lui ce qu'elle pourra comprendre… Faites-moi passer pour quelqu'un de pas trop moche. C'est bien de se l'entendre dire par un étranger.
Il griffonne quelques trucs sur une carte.
— Vous serez quand à Paris ?
— Vendredi matin, et pour toujours.
Les freins décompressent, le train s'arrête, la dernière secousse nous déporte légèrement. L'homme commence à s'agiter vers la portière.
— Voilà son numéro. C'est lisible ? Allez-y quand vous pouvez.
Je ne réponds pas et glisse le papier dans une poche pour éviter de discuter.
— Mais qu'est-ce qu'on fout là… y'a pas de quai ! J'ai fermé les yeux un instant, je ne sais pas qui a parlé.
— Mais réveille-toi, ducon ! On s'est arrêtés dans la nature !
— Non, on est bien dans la gare mais le train est trop long et on est en queue. Les machinos vont décrocher la rame Venise pour raccrocher à une autre loco pour nous conduire au quai d'en face.
— Et ça prend longtemps ?
— Dix minutes, au moins.
Il tape du plat de la main contre la vitre et redevient le fou furieux de la première confrontation. Il a envie de frapper.
— Hé ducon, on va pas rester là dix minutes !
— Alors allez-y à pied, qu'est-ce que vous voulez que je vous dise ?
Latour n'a pas l'air d'apprécier la suggestion. Quelques voyageurs endormis sortent dans le couloir, ils doivent penser que c'est la douane. Au moindre arrêt, c'est toujours la douane.
— Écoutez, faites ce que vous voulez, vous êtes dans Milan. Sortez ou restez, mais décidez-vous vite parce que les gens se réveillent, la relève des contrôleurs va arriver et tout le monde va se demander ce qu'on fout là.
Silence approbateur. Pour une fois. Je ressens presque un peu de réconfort à voir une grave question posée sur la table sans avoir à la trancher moi-même.
— Bon… C'est bon, c'est bon. Latour, on descend. Même si j'ai à vous porter on ira à pied.
— Non mais… vous plaisantez ? Marcher dans la caillasse, dans le noir, je n'aurai jamais la force.
— Je l'aurai pour vous. Vous disiez, tout à l'heure ? Éviter tous les obstacles pour vous ramener ? C'est vrai, même si vous-même vous en devenez un. Vous savez bien que je tirerai pas, mais c'est pas la peine d'en jouer, je suis beaucoup plus fort que vous. Alors ? Vous me suivez, tranquille, ou je vous traîne ?
Bettina ne me regarde pas dans les yeux et fuit tous les autres. Elle s'accoude aux montants de la fenêtre, le front collé contre la vitre en attendant que ça passe. Ne plus voir nos gueules. Le dur ouvre la portière et invite Jean-Charles à passer devant. Il s'exécute en maugréant. Je ressens quelque chose de très fort, l'imminence d'une délivrance.
— Hé ducon, avant de t'endormir, n'oublie jamais que tu bossais sur la voiture 96 du train 223 du mercredi 21 janvier, parce que nous, on oubliera pas.
Le dormeur a cherché mon regard mais il n'a eu qu'une parodie de sourire. Bettina se laisse déborder par une plainte trop longtemps retenue et éclate en sanglots. J'essaie de la garder près de moi mais elle me reprend son bras avec hargne et rentre dans le 7 en m'insultant dans sa langue.
Me voilà seul. Je tire un grand coup sur la portière, tâtonne pour trouver la clé de mon cadenas. Le skaï de ma banquette est froid.
— C'est pas possible vous mé réveillé pas da un démi-heure ! Mon passaport et lé billet, vite !
— … Hein… Quoi ?
— Vite ! Porco cazzo !
Le Milanais… J'ai complètement oublié de le réveiller…
— Où sommes-nous ? On a quitté Milan ?
Je soulève mon store, nous sommes à quai, éclairés par les réverbères. Il gueule, hystérique, et ses cris me ramènent à la conscience. Combien de temps ai-je dormi ? Pas plus de dix minutes en tout cas. Sans aucun mal je retrouve ses papiers et les lui tends. Il descend en maillot de corps, la chemise sur l'épaule, les chaussures délacées. Au-dehors, loin devant, le feu est rouge. Encore deux ou trois minutes avant le départ. Je dois remettre un peu d'ordre chez moi, regarder dans le bac, des fois que le dormeur ait fait des dégâts sans les avouer. Apparemment non, tout est sec, froissé mais sec. Un paquet de chewing-gums… Pêche-abricot. Les plus infâmes, ça ne m'étonne pas vraiment. C'est vraiment un parfum pour comptable.
Curieux personnage.
Je n'aurai pas percé son mystère avant Milan. Je n'irai pas voir sa femme.
Ne reste qu'à assainir l'air avec un bon paquet de fraîcheur milanaise, fameuse entre toutes. Je baisse la vitre à fond.
Sur le quai, à contre-voie, deux silhouettes. Mais bordel ! Combien de temps a duré la manœuvre ? Cinq, dix minutes ? Et ils sont toujours dans la gare ? Jean-Charles a dû traîner la patte, s'arrêter sur un banc, ou je ne sais pas… Quand il y met de la mauvaise volonté, ça peut durer des plombes. Dès qu'ils arrivent à ma hauteur je remonte la vitre et baisse fissa le store. Il ne m'a pas vu.
Toc toc.
« Antoine ! »
Je m'affiche à la fenêtre, presque calme. Le dormeur est juste en dessous, sur les rails. L'autre est resté sur le quai.
— Antoine, on se reverra, à Paris ?
— Restez pas sur les rails, allez-vous-en.
La marche lui a rougi les joues, il est presque essoufflé.
— On se reverra, à Paris ?
— Est-ce que vous reverrez Paris ?
— Latour, nom de Dieu ! Demandez-lui vos pilules et on se casse.
On sonne le départ, je tourne la tête, le feu est vert.
— Éloignez-vous des rails, bordel !
— Mais… mes pilules sont a l'intérieur… courez les chercher… attendez… je… je viens les chercher, je sais où elles sont…
En un rien de temps il grimpe sur le marchepied, le con. Première secousse avant le démarrage. Il tire sur la portière qui ne peut que s'entrebâiller.
— Faites pas le con, Jean-Charles !
L'homme s'élance vers lui.
Je me précipite dehors, il s'est déjà à moitié engouffré. Le train s'est élancé de quelques mètres et la portière se referme toute seule. Ils hurlent, en même temps, je ne sais pas quoi faire. Une étincelle de déjà-vécu s'allume dans ma mémoire, ils se tiennent par la main…
Je me lance vers ces deux mains crispées l'une dans l'autre, je tords les doigts pour les séparer et y parviens, le tueur a rentré sa tête à l'intérieur, il s'agrippe. De toute la force de ma jambe je lui fracasse mon pied en pleine gueule et il est expulsé sur les rails. Je fonce dans ma cabine pour le voir de ma fenêtre. Je me penche le plus possible, jusqu'aux hanches, mais le train qui vient juste de changer de voie me le cache à cause de la courbe de l'aiguillage.
Roulé en boule sur ma banquette, les poings crispés contre ma poitrine, je bloque ma respiration une bonne minute pour laisser passer une bouffée de violence.
Sur la plate-forme, deux ou trois personnes. Des voyageurs mal réveillés qui ont entendu les cris. Deux hommes, une femme, tous les trois hébétés et fixant leur regard dans la même direction.