Je l'ai regardé autrement… Je commence petit à petit à réaliser qu'en face de moi, là, il y a un type qui peut libérer des millions d'individus du mal le plus traumatisant qui soit. Un espoir vivant. Et il m'en parle comme s'il s'agissait d'une grippe.
— Mais… c'est… c'est extraordinaire…
— Oui, peut-être, pour vous, pour mes gosses, pour le reste du monde, mais pas pour moi, vous savez ce qu'est un vaccin, il ne concernera que les gens sains, pour moi c'est trop tard.
Je ne sais pas quoi ajouter. Il reprend son histoire.
— Enfin… Bref, je suis rentré chez moi, mais dans l'impossibilité totale de retravailler. Tout avait changé, les amis étaient compatissants, ma femme essayait de nier la maladie, de faire comme si de rien n'était, mes gosses restaient silencieux. Des visites de contrôle quatre fois par semaine, j'étais devenu un cobaye à qui on ne cessait de répéter qu'il était un sacré veinard d'avoir un sang aussi unique. Des dizaines de formulaires à remplir pour la Sécu, des démarches à n'en plus finir, une lenteur insupportable, je les ai maudits. Les dettes se sont accumulées, vous pensez si on en a quelque chose à faire quand on peut crever d'un jour à l'autre. Ma femme a essayé de travailler, des petits boulots, par à-coups, mais on ne la gardait nulle part. Chaque matin je voyais partir Paul et Aude à l'école et je pensais à ce qui se passerait si je devais disparaître.
Silence.
J'ai envie de dire quelque chose, « je comprends » ou « mon père était comme ça », comme sûrement tous les pères. Mais je ne veux pas le mettre en colère.
— Et puis, Jimmy est venu. Il a tout de suite trouvé quoi dire. Il travaillait pour les Suisses et la Suisse n'attendait que moi. Je vous passe les détails, les capitaux investis dans la recherche, les techniques et installations de pointe, à Genève et Zurich. Essayez d'imaginer ce que représente l'exclusivité de ce vaccin ? Non, vous ne voyez pas ? Essayez d'évaluer le nombre d'individus concernés, rien qu'autour de vous, rien qu'en France, et multipliez par la terre entière. Les Suisses ont vu en moi l'occasion ou jamais d'être les premiers.
« J'ai tenté de me faire une vague idée du “marché” en question, et je n'y ai pas trouvé de limites. Ensuite je me suis demandé comment on pouvait penser à une telle évolution de la médecine en terme de “marché”.
« Jimmy m'a montré les photos de la villa qui nous attendait Banhoff Strasse à Zurich, tout le monde serait pris en charge, mes gosses étaient accueillis dans un collège privé. Ils s'occupaient de tout et ce n'était pas des paroles en l'air, j'ai vu des contrats et de l'argent, tout de suite, sur ma table en formica, des liasses, pour me faire patienter en attendant ma décision. La première raison qui m'a incité à accepter, c'est la clarté de son discours, il n'a pas cherché à me cacher que je représentais une mine d'or pour les industries pharmaceutiques, et les plus importantes sont en Suisse, c'est connu. Et puis je mettais mes gosses à l'abri et pour toujours… Quelle absurdité…
Il a retrouvé son sourire mauvais.
— Quelle absurdité ?
— Pff… Toute une vie de bonne santé et de registres bourrés de chiffres, un petit train de vie modeste qui tire vers le médiocre… On tombe malade et c'est le gros lot. J'ai accepté sans rien dire à personne. Ma femme a essayé de m'en dissuader, on se débrouillera… Et hier soir j'avais rendez-vous avec Jimmy, Gare de Lyon. Il nous restait un léger handicap : la frontière. On n'allait pas me laisser sortir comme ça. Jimmy a envisagé toutes les solutions, le jet, la Mercedes, mais partout il y avait un risque. Il a décidé de faire au plus simple, le plus anonyme, le train de nuit. Vous connaissez la suite. Il a décidé que je resterais dans le train pour me présenter au rendez-vous, en temps et en heure. Le type que vous avez vu à Lausanne s'appelle Brandeburg, c'est le commanditaire pour qui travaille Jimmy, il s'était déplacé personnellement pour m'accueillir.
— Et pourquoi vous n'avez pas suivi son sbire, le type à la veste en cuir ?
— J'ai commencé à avoir peur quand j'ai vu Jimmy s'énerver, il s'est tout à coup transformé, il m'a donné des ordres. Et quand l'autre dingue a sorti son revolver, j'ai compris. J'ai compris que ma femme avait eu raison de se méfier d'eux, et Brandeburg m'est apparu comme une espèce de truand qui envoie ses mercenaires un peu partout pour rabattre des « affaires » telles que moi. J'ai eu peur de mes anges gardiens, et de leurs méthodes. Vous pensez que j'allais laisser ma peau et mon sang à ces ordures ? Et c'est votre clairvoyance qui m'a posé problème, aussi.
— Pardon ?
— Ben oui, vos sous-entendus, vos plaisanteries sceptiques et votre cynisme, votre méfiance, la manière dont vous étiez, je sais pas…
— Répétez ce que vous dites ?
— Je ne veux pas dire que c'est vous qui m'avez fait changer de cap, mais tout de même, ça m'a fait gamberger. Voilà.
Silence.
— Bon… c'est terminé ?
— Oui. Je vous ai résumé deux années de ma vie. Je vous le devais. Je vais pouvoir m'endormir le cœur plus léger.
Maintenant c'est moi qui risque de ne plus trouver le sommeil.
— Bonne nuit, Antoine. Je ne vous serre pas la main, dit-il en montrant ses sparadraps, vous comprenez.
— Je comprends.
Ma voiture s'anime un peu, de nouvelles têtes défraîchies viennent contempler un reste de nuit. Je dois préparer mes passeports pour Vérone à 6 h 46. À cette heure-ci les nouveaux contrôleurs ne viendront pas faire de zèle. Engourdi de fatigue, je me sens presque bien. Une cigarette.
C'est la première fois que mon soi-disant cynisme me coûte aussi cher.
4
— Hé… ho ! Antoine ! Réveille-toi, on vient de passer Charenton.
— Ne dis pas de connerie, je ne dors pas.
Je daigne ouvrir un œil sur le facétieux. Celui qui, hier soir encore, était le seul visiteur admis sans qu'on l'y invite. Il est frais comme une rose et terriblement déçu de ne pas m'avoir fait lever d'un bond. Col raide, cravate impeccable, c'en est démoralisant.
— … Où on est ?
— On approche de Vérone, feignant.
Ai-je seulement dormi ? Je n'ai pas le souvenir d'un arrêt à Brescia, c'est donc que je me suis un peu laissé aller, par intermittence, par vagues. Je me suis retourné beaucoup pour trouver une bonne position, j'ai repensé à certains moments de la nuit, ou bien je les ai revécus, en rêves fulgurants. La corbeille n'est pas vraiment vide mais je me sens moins crevé. Je vais assister au lever du soleil.
— Alors ? T'as conclu avec la blonde, cette nuit ?
— … non.
— Mais, malheureux ! Hier t'étais chaud comme une braise !
On dort mal, à même le skaï, sans couverture et sans oreiller. J'ai gardé ma veste et mes chaussures. Je sens mon odeur aigre et j'en suis gêné pour Richard qui reste adossé à la porte sans oser s'approcher. Sans me précipiter je retrouve la station debout, ouvre légèrement la fenêtre et transforme la banquette en deux fauteuils en vis-à-vis. J'aime bien ce moment : l'invitation à déjeuner. C'est une sorte de protocole entre collègues, pas vraiment obligatoire mais réconfortant. En général, celui qui a les premiers voyageurs qui descendent vient réveiller l'autre, au cas où celui-ci n'entendrait pas le réveil. Là on boit un café, on commente sa nuit, on dresse les plans de la journée.