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— J'ai pas de Thermos, Richard.

— Et ça, c'est quoi, banane ?

Il ne l'oublie jamais, un bidon jaune qu'on manipule comme un calice pour ne pas en perdre une goutte. On se sert dans deux gobelets piqués au ragoût, la veille. On s'installe, face à face, le café posé sur la tablette murale. S'il savait à quel point sa visite me fait du bien.

— Dis-moi, il est bien à toi, le mec, dans mon cinq ?

— Oui. Je t'expliquerai plus tard, c'est un paumé. Un malade. Il avait l'air bien ?

— Ouais… Un chouïa déphasé mais sinon rien. Il m'a juste demandé de la flotte pour prendre un médicament.

Dehors on ne voit presque rien, la vitre ne fait que renvoyer le spectre de ma tronche où, en revanche, je vois beaucoup de choses. Richard est rasé et exhale un discretissime parfum d'after-shave au vétiver. Son café sent meilleur encore, il me rappelle une pub où des Sud-Américains hilares se boivent l'expresso dans un tortillard qui se grimpe l'Aconcagua. C'est bon d'être ailleurs. La porte est restée ouverte, à cette heure-ci c'est préférable, ça évite de l'ouvrir dix fois de suite pour rendre les passeports aux voyageurs qui déboulent au compte-gouttes.

— Messieurs, bonjour. Est-ce que vous servez des cafés ?

Voilà le premier. Attiré par l'odeur.

— Non, dis-je. Et il n'y a pas de wagon-restaurant, pas de minibar roulant non plus.

Eh oui, c'est pas la peine de faire cette tête, on reconnaît la gravité de la chose, mais c'est pas une raison pour mater notre Thermos avec cet œil de faux cul.

— Il n'y a vraiment aucun moyen d'avoir du café sur ce train ? Même une petite goutte…

Échange de regard avec mon collègue. À qui l'honneur ? À moi ? Toujours moi.

— Y'a peut-être une solution, essayez de trouver des gens sympas qui ont une Thermos, ils vous en offriront bien une goutte, allez…

Il s'en retourne avec quelques borborygmes dans la barbe.

— Bravo. T'as la forme, dit Richard. C'est pas encore tout à fait ça mais ça revient. Bon sinon, on fait quoi aujourd'hui ? On peut se retrouver après ma partie de scopa, j'ai des tortelloni à acheter chez la karatéka. T'as pas envie d'aller bouffer chez la Casalingha ?

Je ne sais pas quoi te dire, mon pote. Comment imaginer une journée à Venise, alors qu'en ce moment même je devrais sillonner les alentours de Bologne, au lieu de Vérone ? Les heures à venir m'apparaissent plus obscures encore que la nuit que je viens de vivre.

— Je ne sais pas, on verra bien. Si je ne suis pas libre, tu peux toujours voir ce que fait Éric.

— Aujourd'hui il est avec sa gonzesse, ducon. Il nous a assez pompé l'air avec ça.

J'ai brusquement tourné la tête.

— Tu m'appelles encore une fois comme ça et t'as mon poing sur la gueule…

Il a sursauté, le gobelet à la main, et des gouttes ont giclé sur son pantalon gris.

— Exc… Excuse-moi… Le prends pas mal.

Je sors pour mouiller une serviette. Il fait tellement gaffe à sa tenue.

— Non, c'est moi qui raconte n'importe quoi, passe un peu d'eau. Depuis hier soir je ne fais que des conneries, et le pire c'est que les premiers à trinquer sont mes potes… Alors que j'ai besoin de vous… il faut que vous soyez là… faut pas que vous me lâchiez juste maintenant…

Je baisse la tête comme un gosse. Mon visage s'enfouit au fond de mes paumes. Deux petits coups de poing me bougent l'épaule.

— Tu veux… Tu veux arrêter le boulot ?

— Ouais, j'en ai ma claque. Je ne tiendrai pas jusqu'à l'été. Demain matin je donne ma démission.

— Mais… avec qui je vais rouler ?

Là je ne peux pas m'empêcher de sourire. C'est curieux comme parfois la camaraderie peut s'exprimer dans un réflexe égoïste.

— Hé… Antoine, pour le retour je peux m'occuper de ta bagnole, j'en suis pas à mon premier couplage. Je te trouve un compartiment ou au pire une couchette libre et tu dors jusqu'à Paris. Et là tu prendras une décision.

— Merci, garçon. On verra. Retourne chez toi, les anxieux vont arriver.

Il sort sans insister. Discret comme son aftershave. Voilà ce que je vais regretter, bientôt, sédentaire. Des moments comme celui-là.

Les premiers courbaturés hantent le couloir ; sûrement les six qui descendent à Vérone. Avant qu'ils ne viennent jusqu'à moi, je leur apporte leurs papiers. Un contrôleur, jovial, me salue et lance l'incontournable question :

— E stata fatta la controlleria ?

La « contrôlerie » a-t-elle été faite ? Une réponse affirmative est toujours la bienvenue.

— Si si, non si preoccupa…

Il repart, soulagé, sans même me féliciter pour cette formule de politesse. Mais c'est comme ça que je les aime, les contrôleurs.

*

8 h 11. Le jour se lève et Padoue s'éloigne. Au loin, entre deux collines, le soleil est beau. C'est tout. Il risque même de nous jouer l'impromptu de Janvier. À force d'être admiré par la terre entière, le soleil rital finit par se prendre au sérieux. Dans le pays il n'y a guère que lui qui bosse, et ça sauve in extremis le P.N.B.

Il est temps d'attaquer la demi-heure pénible du matin. Un rendez-vous dont on se passerait bien mais qui justifie une bonne partie du salaire. Tout le monde est debout, trente personnes minimum dans le couloir cherchant à négocier un coin de fenêtre. Des tronches boursouflées, des bâillements fétides et des étirements interminables. Devant les cabinets de toilette, c'est la cohue. Les femmes entrent et sortent avec leur trousse à la main sans vraiment retrouver figure humaine, les hommes branchent leur rasoir dans le couloir et grimacent devant le miroir. C'est le moment ou jamais de mettre de l'ordre dans la bagnole, le plus rapidement possible. Chacun des dix compartiments doit être nickel en moins de trois minutes. Au début il me fallait un quart d'heure. Entrer en se bouchant le nez, ouvrir la fenêtre au carré, vider les derniers dormeurs, descendre les deux couchettes médianes, fourrer les draps et taies d'oreiller dans un sac, plier les six couvertures et passer au suivant. Ne jamais tirer d'un coup sec sur le drap des couchettes supérieures au risque de recevoir un objet imprévisible et peu agréable sur le coin de la gueule : Walkman, slip, boîte de Fanta et autres trousseaux de clés. C'est là que mon boulot prend sa véritable dimension. Le linge sale des autres. Avant l'opération je mets des gants blancs, non fournis par la compagnie, autrement dit, un véritable scandale. Les voyageurs y voient l'expression du style chic et légendaire des Wagons-lits, alors qu'en fait ce ne sont que des dérivés de capotes anglaises à usage digital. Autres temps, autres mœurs.

Tout est fait, sauf celui de Bettina. Je n'ai pas osé. Pas plus que rendre visite au dormeur.

*

8 h 36. Nous quittons Venise Mestre, une petite enclave de la ville qui n'est rien de plus qu'un parking géant où le touriste peut déposer sa bagnole avant de pénétrer dans le mythe. On aborde la plus belle ligne droite du parcours : le ponton de plusieurs bornes qui passe au-dessus de la lagune. À peine sorti d'un brouillard de CO2, on aperçoit au loin un mirage de beauté qui, non seulement ne s'évanouit pas, mais ressemble de plus en plus à un Canaletto. D'habitude, en longeant le bras de mer, mes yeux se goinfrent d'horizon.

Mais ce matin, le cœur est ailleurs et le regard nulle part. Cinq minutes. Cinq misérables minutes avant l'arrivée. J'ai reculé le face-à-face avec le dormeur mais ce n'est plus possible. Il m'attend sans oser venir lui-même. Il m'espère. Tous mes autres voyageurs n'espèrent plus rien, ils s'agglutinent déjà sur les plates-formes. L'étrange inquiétude de ne pas pouvoir descendre les fait se compresser vers les portières et c'est tout un monde pour les enjamber un par un avec leurs valises. Chez Richard, le même bloc compact à pourfendre. Écarte-toi, plèbe, j'ai encore à faire. Richard tire son sac de linge sale dans le couloir.