— Gentil, ton zozo, mais pas causant. Tu le récupères ?
— On va voir.
Jean-Charles est assis près de la fenêtre, calme, les genoux ramenés vers lui. Il semble parfaitement reposé et contemple avec une certaine langueur la tranquille mouvance verte qui baigne les pilotis.
— J'ai failli ne jamais connaître ça…
— Attendez de voir la ville avant de vous extasier, sinon on manque très vite de superlatifs. Bien dormi ?
— Parfaitement bien. Je n'aurais jamais cru cela possible après… Et vous ?
— Je ne sais pas vraiment si j'ai dormi. Je marche un peu plus droit. Qu'est-ce que vous comptez faire à Venise ?
Question abrupte, je sais, mais je ne vois pas pourquoi je le ménagerais, encore et encore. Dans le train, à la limite, on peut admettre une nuit de prise en charge, c'est mon boulot. Mais à terre, il redevient le quidam de la rue. C'est vrai, quoi…
— … Je ne sais pas… je…
— Ne bafouillez pas, ne baissez pas les yeux, ça ne m'amuse plus de vous voir faire le môme. Dites-moi exactement ce que vous pensez faire, si vous craignez quelque chose et quoi. J'ai cru comprendre que la Suisse et vous, c'était terminé. Alors vous rentrez, c'est ça ?… Dites-le, merde !
— Oui.
Enfin quelque chose de clair.
— Oui, j'ai réfléchi à tout ça, cette nuit, dit-il. Je ne vois pas pourquoi ce serait la Suisse qui profiterait de moi, surtout par l'intermédiaire de ces ordures…
La situation ne s'y prête vraiment pas, mais ce taré affiche un sourire pervers.
— Et la France va se rendre compte qu'ils ont failli me perdre, et croyez-moi, je vais obtenir quelques dédommagements. Après tout, pourquoi pas eux ? Je vais faire un petit trou dans le budget de la recherche, vous allez voir !
Médusé, défait, je ne prononce pas le moindre mot.
— Si je rentre, c'est pour le fric, et pas pour la gloire médicale de mon pays !
— Et dans votre petite tête, vous voyez ça comment ? Dépêchez-vous, on arrive.
— J'en sais rien… Je vais téléphoner à ma femme, elle va m'envoyer un mandat, un truc en exprès…
— C'est quoi votre banque ?
— Ma banque ? Elle a porté plainte.
— Pardon ? Et tout ce fric des Suisses sur la table en formica ? Vous n'avez même pas daigné rembourser vos dettes ?
— On partait… j'allais quand même pas…
Cauchemar… Cauchemar de connerie…
— Et d'abord, vous pensez qu'ils vont vous lâcher, les Suisses, après vos engagements ? Après ce fric, justement ?
— S'ils le veulent je rembourserai. On ne peut pas me mettre en taule, c'est ma seule force. Si la France me veut, elle a intérêt à me soigner, et vous verrez qu'ils auront enfin un peu d'égard pour moi.
Je n'ai vraiment pas l'impression d'entendre parler un type en danger de mort. C'était peut-être une de ses entourloupes pour me contraindre à l'aider. Il a dû sentir que j'en avais marre, il m'a mitonné une histoire insensée pour s'en sortir. Syndrome de quoi, déjà ?
— On arrive. Restez dans la voiture pour le moment, il y a des chances pour que votre Brandeburg nous ait réservé un comité d'accueil.
Il se dresse sur ses jambes, réfléchit une seconde, pose une main fébrile sur mon épaule. Je m'écarte légèrement.
— N'ayez pas peur, il ne pourra pas tenter grand-chose à l'heure qu'il est, surtout en pleine gare d'arrivée.
Je dis ça pour le rassurer mais, avec des types pareils, allez savoir…
— L'idéal serait qu'ils ne vous voient pas descendre, dis-je.
— Mais comment… ? Ils… Ils vont bien finir par me retrouver… !
J'essaie de gamberger, de trouver un moyen, et ça n'a rien de facile auprès d'un angoissé qui se remet à bafouiller en vous faisant sentir toute la charge de son propre corps.
— Vous descendrez quand je vous ferai signe. Si je suis occupé, ce sera mon collègue qui prendra soin de vous. Suivez-le sans faire d'histoires, même s'il vous demande d'enjamber des wagons entiers. Faites comme lui. À tout à l'heure.
— Mais…
Je ne lui laisse pas le temps de trouver des complications, il y en a déjà suffisamment. En passant devant sa cabine je laisse des consignes à mon pote. Je vois bien un système pour éviter à Jean-Charles de se montrer, mais ça demande l'agilité du couchettiste chevronné. Souvent, au lieu de nous farcir tout un détour par le quai, on traverse les voies en ligne directe et le plus souvent on s'accroche au chariot du nettoyeur qui nous jette jusqu'à la sortie. Mais le seul problème, pour passer en contre-voie, c'est de traverser le train auquel nous sommes collés, le Venise-Rimini. Il est parfois difficile de trouver une portière qui coïncide avec une des nôtres, il faut souvent parcourir plusieurs voitures. Mais on la trouve toujours, quitte à jouer l'équilibriste.
— Il y aura peut-être des emmerdeurs sur le quai, dis-je, ils en veulent après mon clando. C'est pas sûr, mais on sait jamais. Tu peux me rendre un service ?
— Quel genre ?
— Le genre acrobate. Si jamais tu me vois en train de discuter avec des individus, tu embarques le clando avec toi et tu le sors de la gare en passant sur les voies. Débrouille-toi pour qu'il ne se casse rien, il en est capable.
— Si je trouve le nettoyeur, je peux l'embarquer dans son chariot ?
— Ce serait le mieux. En revanche, si à quai je te fais signe que la voie est libre, tu le fais descendre avec les autres voyageurs.
— O.K., j'ai pigé, je le sors de Santa Lucia. Et après, j'en fais quoi, de ton mec ?
Bonne question. Le train est presque arrivé et je n'ai plus le temps de trouver une planque, il va falloir aller au plus simple.
— Tu l'emmènes à notre hôtel, tu demandes à la taulière si elle n'a pas une chambre, juste pour une nuit, tu dis que c'est un copain à moi. Sinon tu l'installes dans notre chambre, dix minutes, le temps que j'arrive.
Sans chercher à en savoir plus, il me fait O.K. de la main. Je n'ai même pas eu besoin de lui promettre un retour. Il est peut-être temps de reconsidérer ma camaraderie pour lui afin d'envisager désormais le terme d'« amitié ».
Le train stoppe une première fois à deux cents mètres de la gare pour bien vérifier sur quel quai s'engager. Comme d'habitude, on doit se précipiter sur les portières pour empêcher les gens de descendre. On ne peut pas les laisser seuls une seconde. Je cadenasse ma cabine, prépare mon sac de linge sale pour la fourgonnette du nettoyeur et nous sommes à quai, juste à côté du Rimini qui va démarrer deux minutes après notre arrivée. Je descends le premier mais au lieu de rester au pied de ma voiture, comme le voudrait le règlement, j'avance en tête du train avec mon sac sur l'épaule. En éclaireur. On se cherche des yeux, on crie, on s'embrasse, on s'attend. Moi, je ne sais pas qui je cherche, mais j'attends aussi.
— Vous savez pour qui je suis venu ?
J'ai virevolté vers cette voix. J'ai reconnu le manteau bleu avant de voir son visage. Il est venu en personne. Maintenant je sais. Je sais qu'il s'appelle Brandeburg et qu'il est terriblement bien organisé. Il a des tentacules dans toute l'Europe, il suffit de voir avec quelle facilité il est arrivé à Venise avant moi.
— Je n'ai pas apprécié la façon dont vous m'avez congédié, à Lausanne. Mais ce n'est rien en comparaison de mon collaborateur. Vous savez ce qui lui est arrivé ?
— Il est tombé du train, je réponds, du tac au tac.
Il fait un petit signe du doigt vers ma voiture, et au même instant, deux types y grimpent. Richard et Jean-Charles sont sans doute déjà passés de l'autre côté. Il reprend.