Richard a déjà défloré le lit. Il fume, le nez en l'air.
— T'as pris ta douche ? je demande.
— Non.
— Où il est ?
— Ton clando ? La bigleuse lui a refilé son placard, au second. 15 000 lires la nuit, la moins chère de Venise. Il va y rester longtemps ?
— J'en sais rien. Personne ne vous a vus ?
— Crois pas.
— Tu veux une explication ? je demande.
— Oui. Prends ta douche d'abord.
Bonne idée, ensuite je me couche, nu, propre, jusqu'à ce soir. Rien que le déshabillage est un vrai plaisir, j'ai l'impression de peler un oignon. Mes bras sont malhabiles et sortent difficilement des manches, pour les chaussures je suis obligé de m'asseoir.
— Et ta partie de cartes ?
— J'ai le temps. Je vais d'abord essayer de trouver un teinturier.
— Éric a la chambre avec le petit lit ?
— … ? Tu le fais exprès ou quoi ? Il est avec sa NA-NA.
— Excuse-moi.
Je ferme les yeux pour mieux recevoir la caresse de l'eau chaude. Toute une bouffée de bien-être m'envahit le torse et les épaules, mon mental se met sur OFF, j'augmente progressivement l'intensité du jet et le concentre sur mon crâne. Plus rien ne me fera sortir de cette douche, si ce n'est mon train, à 18 h 50.
— Héo, t'as vu la taille du ballon ? Laisse-moi un peu d'eau chaude.
Il prend place dans le bloc de vapeur et tout à coup j'ai froid. J'avais oublié l'hiver, le mois de janvier, le radiateur poussif de cette piaule et le manque total de serviette-éponge. Pas envie de courir après la vieille, je vais me débrouiller avec les essuie-mains au bord du lavabo. Mes épaules grelottent et m'en veulent, je me jette dans le lit et me roule en boule dans les couvertures.
— Ah ça fait du bien, bordel… Antoine ?
— J'suis là. Je me cache.
— Restes-y, mais dis-moi quand même ce que c'est que ce mec.
Si je m'écoutais je lui balancerais tout, toute une longue éructation hargneuse, sans oublier aucun détail, comme j'en ai l'habitude avec Katia, même quand il ne s'est rien passé.
Dans le creux du lit, mon souffle est venu réchauffer la bulle où j'ai trouvé refuge.
Pourquoi ai-je menti ? Peut-être que l'envie de raconter toute une nuit de cassure ne m'a pas démangé plus que ça. La conviction que rien ne serait fidèle à la folie des événements, et surtout le sentiment confus que ça m'appartenait. Là-dedans il n'y a rien à partager. Cette histoire n'est pas à mettre dans le tronc commun des mille petits dérapages dont nous sommes témoins sur le rail. Même Katia, cet être dévoué, amoureux, attentif, serait de trop. Personne ne va me dire ce que je dois faire du dormeur, personne n'était à mon poste le mercredi 21 janvier sur le train 223 voiture 96. C'est ce qu'a voulu dire le tueur, cette nuit. On n'oubliera pas… Et je sais combien il leur est facile de retrouver un couchettiste, une petite plainte aux Wagons-lits suffirait, une petite enquête auprès de mes collègues en se faisant passer pour un de mes amis. Il y a mille moyens pour savoir qui était ce soir-là sur le 223 voiture 96. Brandeburg va se débrouiller pour connaître mon nom, avec ses faux airs de gentleman et ses menaces sourdes. Ils m'ont épinglé comme un papillon dans une vitrine d'entomologiste.
Richard pense que le dormeur est mon ami d'enfance, qu'il est en cavale. Je ne pense pas qu'il m'ait cru. D'ailleurs, comment pourrait-on croire aux propos d'un type qui s'invente un faux ami pour mentir à un vrai ? Il n'a pas insisté pour en savoir plus, il s'est levé et m'a proposé un rendez-vous après ses parties de cartes.
Dès qu'il est sorti, je saute du lit pour fermer les volets et éteindre la lumière. Le noir est presque parfait. Simple affaire de pupilles, mais les paupières ont du mal à se fermer. Moi qui ai fui Florence pour ne pas avoir à faire ça…
M'éteindre moi aussi jusqu'aux prochaines traverses, aux prochaines réservations, aux prochaines gueules inconnues. Les draps sont chauds.
— Ch'è successo ? !
Une voix rauque.
La lumière s'allume sur un visage fripé, un corps courbé qui tend sa main sur mon front.
La vieille taulière. Il paraît que j'ai crié… Elle semble inquiète. Si je lui dis que ce n'est qu'un cauchemar ça va la rassurer… Avant de reprendre tout à fait conscience, avant même d'évacuer tous ces visages horribles de mes yeux, je loue cette vieille femme pour un geste d'affection aussi imprévisible.
Ce cauchemar m'a court-circuité les neurones, une décharge qui a écrasé des données impossibles à stocker. Je crois que je suis en train d'éprouver physiquement le terme de « sommeil paradoxal ». Plus ça turbine fort plus le sommeil est profond et ça fait du bien.
À quoi bon me rendormir, maintenant. J'ai envie de traîner mes pompes là où elles me conduiront, dans Venise, entre deux ponts, un verre de vin blanc, bien frais, malgré l'hiver. Je ne pourrai pas sombrer à nouveau dans l'oubli, pas tout de suite. Cet après-midi sûrement. J'ai plutôt envie de réfléchir à tout ça, tout seul, tout doucement. Déambuler jusqu'au café de Peppe, un des rares endroits de Venise où se réfugient les Vénitiens, loin des Allemands, des Anglais et des couples d'amoureux venus de la terre entière.
Avec une incroyable lenteur je me suis rhabillé dans le noir, en devinant le bon sens de mes vêtements civils. Je ne veux que la lumière du jour. Au passage j'ai fourré mon réveil dans la poche. Je suis sorti dans le couloir où la vieille taulière s'est félicitée de me voir marcher. Voilà une femme que je ne regarderai plus jamais avec mon petit air pincé. Elle m'indique la chambre de « mon ami de Paris ». Je toque et ça ne répond pas. J'ouvre, il est complètement investi dans son rôle de dormeur et j'ai beau essayer de le secouer, rien n'y fait. Le sommeil du juste ? Dormir comme un bébé ? Qu'est-ce qui conviendrait le mieux ? Il ne s'est même pas déshabillé. Je gratte un petit mot sur un coin de table pour lui faire savoir que je lui rapporterai de quoi se nourrir vers midi. Je remonte le réveil, si mes calculs sont relativement exacts il devrait reprendre une pilule vers 10 h 00, 10 h 30. Mettons le quart et n'en parlons plus.
Il est 9 h 25, le Lista di Spagna commence à s'animer, les échoppes sortent leurs étalages de verroterie qui ne bernerait pas un indigène sur cent, les vendeurs de péloches accueillent les premiers ennikonés, les Würstels décongèlent et les gargoteurs affichent leur menu turistico apparemment bon marché mais horriblement cher pour ce qu'il propose. Dans ma poche je sens un petit rouleau de billets, en tout 30 000 lires, de mon dernier voyage. Un généreux pourboire pour avoir servi d'interprète entre une Japonaise parlant l'anglais et un Italien ne parlant que l'italien. J'ai peut-être de quoi faire un petit cadeau à ma compagne si je ne me fais pas trop arnaquer par un autochtone. Vous tous, marchands de Venise, sachez que je ne suis pas un touriste, je suis un frontalier, je suis là pour vous les débarquer, les touristes, et je ne me laisserai pas embobiner par vos multiservices en quadrilangue.
Quand je pense qu'à deux pas le palais des Doges s'enlise… On a envie d'en être le témoin. Combien de fois ai-je déambulé dans le labyrinthe bleuté, en essayant d'éviter les culs-de-sac dans la baille ?
Ça y est, je suis déjà au bout de la Lista di Spagna. Et maintenant ? Je connais bien le chemin pour aller jusqu'à San Marco en passant par le pont Rialto, mais je ne connais plus le moindre nom de rue. J'y vais au pif, comme un couchettiste peu curieux qui repousse toujours au prochain voyage une étude plus soutenue de la ville dont on lui demande de parler chaque fois qu'il en revient. Des éternels passants, nous sommes.
J'ai traîné jusqu'à la place Saint-Marc, j'ai bien vérifié que rien ne manquait, la Basilique, le Lion d'or, l'horloge, le Florian…