Et maintenant… ?
Rentrer ?
Ça me semble une excellente idée. On remet à la prochaine fois la visite de Murano, Burano, Torcello, de l'Académie et de toutes ces choses inratables. Même s'il n'y a pas de prochaine fois. Pour l'instant on va chez Peppe.
Vin blanc, canapés de poisson coupés en triangle, les tramezzini, des vieux Vénitiens qui jouent à la scopa jusqu'en fin d'après-midi, les journaux du jour qu'on se repasse. Richard et moi on y reste des heures, il joue, je lis, on apprend la langue vénitienne en discutant avec un serveur qui passe son temps à chasser les touristes égarés. Il arbore une magnifique chevelure blonde argentée, notre seule preuve tangible que le blond vénitien existe bel et bien. J'y vais les yeux fermés, au bord du quartier de l'ancien ghetto. Richard est attablé dans la salle du fond, face à Trengone, un habitué, que je salue bas. Il lève les yeux vers moi, pose ses cartes, me prend dans ses bras et me fait trois bises baveuses. Tout ça parce qu'une fois, il y a un an, j'ai ramené des livres de français, introuvables en Italie, à sa fille.
— Antonio ! Mais viens plus souvent nous voir au lieu d'aller chez ces Florentins !
— C'est pas moi qui décide, je mens. Vous en êtes à combien dans la partie ?
— Aaah… Riccardo n'y arrivera pas, aujourd'hui..
— C'est pas dit, fait le collègue.
Peppe m'apporte d'office un verre de vin blanc. Richard pose un quatre d'épée. Par un geste, je demande à une petite fille de me tendre le journal à sa portée. Trengone brandit haut et abat, triomphant, son quatre de coupe. Richard rigole en faisant le geste du cocu. Peppe me présente la petite fille, sa petite fille, Clara. Un vieil habitué se penche sur la partie et, doctement, envoie une petite tape sur la tête de Richard en disant : « Tu peux pas faire attention, étourdi ? » J'ai bu une gorgée de vin. J'ai regardé la salle. Lentement.
C'est à ce moment-là que j'ai su que je ramènerais le dormeur à Paris.
Pour deux raisons. D'abord parce qu'il est le seul témoin de toute cette histoire, le seul individu qui pourra témoigner de tout ce qui s'est déroulé. Je ne dois plus le lâcher. Pour l'instant je ne vais rien lui dire de ce que m'a raconté Brandeburg et surtout pas cette histoire de bras cisaillé. On verra à Paris. J'ai désormais autant besoin du dormeur qu'il a besoin de moi.
Il y a une autre raison. Et celle-là me paraît plus importante encore que la première. Elle ne concerne que moi, Antoine, celui qui va changer de vie, bientôt, et qui ne pourra jamais rien envisager de sérieux s'il laisse une odeur de remords derrière lui.
La partie s'est conclue, au désespoir de mon pote. Le journal ne m'intéressait pas vraiment, alors j'ai encore bu de ce vin, clair comme une eau de source. En partant nous avons promis de revenir aussi vite que les types du planning, à Paris, nous le permettraient. Trengone m'a embrassé, sans doute pour la dernière fois. Bizarrement j'ai pensé que des copains de passage comme lui, des petits échanges chaleureux et spontanés, j'en avais aussi à Florence et à Rome. Je ne sais pas pourquoi ce truc m'est venu à l'esprit, mais je les ai quittés avec ça au fond du cœur.
— T'as faim, Antoine ?
— Non, mais je dois acheter de la bouffe, pour mon clando.
Au marché j'achète des fruits et deux sandwichs au salami. Richard, rien. La Lista di Spagna n'a pas le succès escompté. Il est quand même 11 heures.
Et, tout à coup, j'ai une drôle d'impression en entrant dans l'hôtel.
Je me force à grimper quelques marches sans me retourner.
— T'as vu le type, là, juste derrière la vitrine du café ?
— Hein ?
— Mais si, là, le café en face de l'entrée, y'avait bien un mec seul, une sale gueule !
— Attends, attends, du calme. T'as vu un mec avec une sale gueule… ?
— C'était sûrement un Suisse, il ne cherchait même pas à se cacher !
— Toi t'es fort. T'arrives à repérer un Suisse sans qu'il ait ouvert la bouche. Et puis même, qu'est-ce que t'en as à foutre ?
— À ton avis, combien ça prendrait à un voyageur de savoir où vont se reposer les couchettistes ?
— Dix minutes. Un coup de fil à l'inspection de Gare de Lyon en disant que le couchettiste a embarqué une carte d'identité par inadvertance. Là-dessus La Pliure se confond en excuses et balance fissa l'adresse de l'hôtel. C'est l'engueulade le lendemain matin.
En quatre enjambées, je rejoins le bureau d'accueil. Des clients se croisent dans le couloir avec des plateaux de petits déjeuners et des serviettes de toilette. La panthère me regarde d'un drôle d'air. C'est elle, d'ailleurs, qui me coupe la parole, sur un ton aigre.
— Qu'est-ce que ça veut dire ! Écoutez, si vous avez des histoires sur le train, ça ne nous regarde pas ! Je vais me plaindre à votre bureau la prochaine fois qu'ils téléphoneront !
Je n'ose pas lui demander ce qui s'est passé.
— Un fou ! Il parlait très bien l'italien, il a demandé après vous et votre… ami. Il a d'abord voulu le saluer dans sa chambre mais j'étais obligée de lui demander d'attendre dans le hall, c'est le règlement, et vous le connaissez, non ? C'est interdit !
— Il a les cheveux châtains, assez courts, il porte un anorak… Anorak… Vous savez, ces vestes pour faire du ski…
Je m'empêtre dans les mots, alors que cette fille n'a qu'une seule envie, c'est me griffer.
— Oui, je vois bien, un rouge. Quand j'ai refusé de le laisser entrer — et j'étais aimable ! — il a tapé du poing sur le bureau, il s'est très énervé ! J'ai cru qu'il allait lever la main sur moi ! Il a voulu ouvrir toutes les chambres et mon mari est arrivé ! Le salaud, tout ça parce que je suis une femme ! Le salaud ! Vos histoires personnelles n'ont pas à entrer ici, je me plaindrai aux Wagons-lits !
— Vous avez raison, excusez-moi, je vais vous débarrasser de mon ami, celui qui dort, on va sortir, vous n'aurez plus d'ennuis…
Sans en rajouter j'agrippe Richard, à moitié médusé par la hargne de la fille, et l'entraîne dans la chambre du dormeur. La seule chose à faire est de laisser passer l'orage. Demain je démissionne, elle pourra toujours faire son scandale. Mais je dois faire sortir Jean-Charles au plus vite, ils sont capables de revenir en force, et elle va vraiment la recevoir, cette baffe.
— Bon, là ça urge, dis-je à Richard, le type en bas fait partie de la bande des méchants, moi et le dormeur on est de l'autre côté, te goure pas, il faut que…
— Le dormeur ?
— Mon clando. Je dois le planquer jusqu'à Paris. Il est malade et con.
— Malade de quoi ?
— Il me dit qu'il a chopé la mort.
On entre sans frapper. Le dormeur lève un peu la tête de son oreiller.
— On se casse d'ici, Jean-Charles. Brandeburg a posté quelqu'un en bas. Un anonyme pas discret, volontairement pas discret, pour nous inciter à réfléchir, vous ou moi. Ils n'ont pas l'intention de vous lâcher.
J'attends des réactions, le dormeur devrait pousser un petit gargouillis d'angoisse et Richard devrait maugréer un « expliquez-moi tout ce bordel ! ». Mais rien. Mon énervement, l'urgence, ont dérouté toute logique de comportement.
— T'as une idée pour planquer celui-là dans un endroit calme, je demande à Richard, pour qu'il puisse dormir, hein ? Parce que vous êtes encore crevé, hein ? dis-je au dormeur.
Qui, pour toute réponse, repose sa tête sur l'oreiller.
— T'as vu, hein Richard ? On peut pas compter sur lui.
— Calme-toi, Antoine. Tu déconnes. Je ne te comprends pas.
— Dis-moi où je peux le planquer ! En intérieur, dans un endroit calme où personne ne peut le retrouver.
— Au foyer F.S. ?
Au foyer… ? Mais oui… Mais oui, bordel. Au foyer des Ferrovie dello Stato il y a un dortoir uniquement réservé aux cheminots. Avant que la Compagnie ne passe un contrat avec l'hôtel on allait y dormir. 6 000 lires la piaule, il suffit de montrer sa carte de roulant. Il est situé dans la gare, près du bureau des Wagons-lits et des vestiaires de la F.S. Mais comment s'y rendre sans passer sous le nez du mateur ?