— Y'a une autre sortie, ici ?
— Non, aucune, fait Richard.
C'est vrai, j'ai oublié ce putain d'escalier qui donne directement sur la rue. Aucun moyen de sortir autrement que par la porte, celle avec la pancarte « completo » et l'autocollant VISA. Jean-Charles reste prostré sur son lit et ressemble de plus en plus à un déserteur.
— Ton problème, Antoine, en gros, si on me donne l'autorisation de comprendre, c'est d'allonger celui-ci dans le dortoir sans que celui-là, en bas, le voie passer.
— Voilà.
— Eh ben le plus gros problème, ça va être de convaincre celui-ci de reprendre la station verticale. Parce que celui-là, on peut toujours lui faire un sketch.
— À savoir ?
— Là, tout de suite, je ne vois pas, mais ça nous est arrivé cent fois dans les trains. Comment on fait d'habitude pour contourner un payant ou retarder un contrôleur ?
Une diversion. On fait ça souvent mais chaque contexte est différent. Il n'y a pas de vraie recette, on fait avec les éléments en présence. Mais l'idée est loin d'être conne. De toute façon ils savent que le dormeur est avec moi, le vrai rendez-vous se fera dans le train. Mais pour l'instant je ne dois pas le laisser dans cet hôtel, ils sont capables de beaucoup d'initiatives, ils l'ont prouvé, ils ont des moyens, du fric, une organisation, il n'y a qu'à voir la facilité avec laquelle ils se déplacent sur le territoire européen. Et bientôt, on aura même plus de frontières. Belle idée, l'Europe…
— Je crois que je sais ce qu'on va faire, Richard, lequel de nous deux parle le mieux l'italien ?
— C'est moi.
— Exact. Alors tu téléphones au café d'en face, la panthère doit connaître le numéro, ou bien elle te file le bottin. Et puis elle n'a rien contre toi, regarde si elle s'est calmée, rassure-la… Dès que tu as le café, tu demandes à parler au monsieur en rouge qui attend tout seul à la terrasse, de la part d'il signore Brandeburg. On te le passe, tu parles en italien pour gagner du temps, du genre : ne quittez pas…
— Il appelle de loin, ce mec ?
— Non, en ce moment il est à Venise, mais ça fait rien, on en profitera pour sortir, dix secondes, ça ira.
— Ouais… D'habitude ces conneries-là tu me les fais faire sur le rail.
— O.K., tu fais ça ?
J'ai presque l'impression que ça l'amuse. Il va dire oui, mais comment va-t-il le dire ?
— Non. Non et non. À moins qu'on s'arrange. Ça se paye. Tu te charges de tous mes réveils avant Dijon pendant un mois.
— D'accord, mais pas celui de demain.
— O.K., j'y vais. Tu descends dans trois minutes. Tiens, t'auras besoin de ça.
Avant de sortir il me tend sa carte de couchettiste. Bien vu… Son marché est correct. De toute façon ce n'est pas trop cher payé, je démissionne demain matin.
— Levez-vous et arrêtez de faire le môme, c'est pas le moment. Je vais vous installer ailleurs, dans un autre lit. Vous pourrez manger des sandwichs.
— J'ai faim, émet-il en dressant le nez hors des couvertures, je crois que j'ai un peu de fièvre…
— C'est grave ?
— Non, tant que je prends mon médicament et que je dors. Il paraît que mon corps livre une bataille terrible…
— Vous m'expliquerez ça plus tard. Debout !
Couloir. Richard a l'écouteur dans les mains.
— On est allé le chercher, dit-il, dès que je l'ai, vous démarrez.
La panthère nous regarde passer, et je ne sais même pas si ça la soulage. Aujourd'hui elle nous aura au moins épargné sa question favorite : « E bella Parigi ? »
Richard lève le bras. On fonce, tête baissée, et je dévale l'escalier par bonds de trois marches. Jean-Charles a du mal à suivre. On prend le virage, dehors, sans se retourner vers la terrasse. Notre tracé chaotique se poursuit sur cinquante mètres, juste de quoi arriver à la gare. Jean-Charles a bien pigé la manœuvre, dès que nous arrivons au bout de la rue il disparaît dans un angle pour reprendre son souffle.
— Je… Je paie chaque… chaque effort…
Pour la première fois, là, après ces dix secondes de fugue pour deux gosses et un lance-pierre, je réalise qu'en face de moi il y a un corps qui ne fonctionne plus très bien.
— Ben vous allez passer à la caisse dans deux minutes, on y est presque.
Le foyer des cheminots est à peine éclairé et le hall du dortoir est toujours aussi vide. À part le 223, il n'y a pas beaucoup de trains de nuit. C'est l'ambiance hôpital, murs blancs, lits blancs écaillés, broc d'eau. Les draps et couvertures pliés en carré ajoutent un côté caserne. À la réception, la même petite dame qu'avant, tricot à la main, à côté d'un seau qui sent l'eau de Javel. Je demande à Jean-Charles de s'asseoir dans un coin à l'écart.
— Couchettistes français ?
— Oui, nous sommes deux.
— Il y a longtemps que vous ne venez plus. Vous n'êtes plus au Milio ?
Parfait accent vénitien, un martèlement un peu plaintif, l'accent tonique toujours sur la dernière syllabe.
— Si, mais vous savez, on ne peut pas dormir avec tous ces touristes, c'est pas comme ici.
Elle fait un geste de la main pour dire qu'elle connaît le problème. Pour une fois je n'ai pas eu à mentir, j'ai connu pas mal de collègues et surtout des conducteurs qui n'arrivaient pas à dormir dans la ville et venaient prendre une piaule ici. Je lui tends les deux cartes, elle note les numéros de matricule, je paye les 12 000 lires et elle me demande si je prends le supplément douche. Non, merci. Chambres 4 et 6. Je range les deux cartes avant qu'elle ne soit curieuse de regarder les photos. Précaution inutile, je ne l'ai jamais vue le faire.
Je colle le dormeur sur le lit de la 4.
— Voilà la bouffe et le réveil. Il y a un broc et un robinet. À plus tard.
— Tout à l'heure… J'irai téléphoner à ma femme… Vous avez une petite pièce… ?
Je n'ai pas le temps de refuser et jette un peu de monnaie sur la table de chevet. Je sors sans écouter ce qu'il marmonne, sans même voir la gueule qu'il fait, s'il est fiévreux ou pas. Faut pas m'en demander trop.
— Où est-ce que je peux trouver une bonne petite pizzeria ? dis-je à la dame qui a lâché le tricot pour la serpillière.
— Une bonne ? Connais pas. Ne dépensez pas vos sous pour rien, allez manger à la cantine F.S.
Dans la gare, je tombe nez à nez avec l'Orient-Express, fin prêt à recevoir ses couples de Ricains retraités. Le tapis rouge n'est pas encore installé. En me dressant sur la pointe des pieds je jette un œil dans les cabines, toutes en bois vernis, agrémentées de délicats rideaux en dentelle et de petits abat-jour qui diffusent une lumière rose. Le piano-bar. Le restaurant. D'autres cabines. Dans une je vois un jeune homme nettoyer une vitre avec une certaine vigueur dans le poignet.
— Vous parlez français ? je demande, en levant la tête.
— Je suis français.
— Je suis couchettiste W.L., et je voulais juste savoir si ça valait le coup de bosser sur un train de luxe.
— Question fric ?
— Ouais, entre autres, question boulot, question public, question ambiance…
— Galère. Reste ou t'es, va. Ici, galère. Des paquets de cons. À un bâton le voyage, y refusent d'aller se pieuter, tu vois… Y'aurait pas du boulot, chez toi ?
— Ouais… une place qui va se libérer d'ici demain. Téléphone aux Wagons-lits, avec l'Orient-Express dans ton C.V. t'as des chances. Mais sinon, question… Image d'Épinal ?