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J'ai cru qu'il me ferait répéter.

— Bof… Y'en a toujours un moins branque que les autres qui demande à visiter la cabine d'Hercule Poirot. C'est le même qui court après les espionnes russes et qui fait chier le pianiste jusqu'à deux heures du mat'. J'te le dis, reste couchettiste, ici il se passe jamais rien.

— Salut.

— Salut.

Avant de sortir de la gare je vois toute une enfilade de cabines téléphoniques près du kiosque à journaux. Le dormeur m'a furieusement donné envie de passer un coup de fil. À quelqu'un qui me viendrait en aide. À Katia ? Ce serait la première fois en deux ans. En fait, l'idée d'appeler Paris me trotte dans la tête depuis ce matin. Le combiné est déjà pendu à ma main. Je dois essayer, au moins. On verra bien ce que ça peut donner. Mais si je demande un P.C.V., de l'autre côté, on risque de me raccrocher au pif. Et je n'ai plus de monnaie. Et je me demande si c'est vraiment une bonne idée.

Je raccroche.

Le nez dans mes pompes et la peur au ventre, je retourne à l'hôtel sans oser regarder vers la terrasse du café. Je n'ai pas quitté des yeux le dessin en quinconce des pavés de la Lista di Spagna. Est-il toujours à son poste d'observation, avec désormais l'intime conviction de s'être fait avoir par un p'tit malin qui ne l'emportera pas au paradis ? On se reverra à bord, lui ou un autre. Je parie plutôt sur un autre. Il faut que je raconte tout à Richard. Tout, tout, tout. Il me dira peut-être si je fais une connerie ou pas.

La panthère est toujours rivée à son bureau et semble avoir recouvré ses esprits. Il n'y a pas eu de nouvelle catastrophe depuis mon échappée.

— S'il vous plaît… Vous avez vu mon copain Richard ?

— Il est parti chez le teinturier, il n'a pas laissé de message. Mais, dites, votre ami de Paris, il n'avait pas de bagages ?

J'appréhende le pire…

— Non…

— Il ne revient pas, n'est-ce pas ? On peut louer la chambre…

Ouf… J'attendais autre chose.

— Mais bien sûr, allez-y ! je dis, souriant.

— Tant mieux. Mais… il n'a pas payé, avant de partir…

Sans répondre je sors mon rouleau et défais l'élastique. Ma nana peut faire une croix sur son cadeau.

Dodo, Antoine ? Ou qui-vive jusqu'à 18 h 55 ? 17 h 55, même, puisque je dois prendre mon service au pied de la voiture une heure avant le départ. Richard vient d'échapper à une bonne séance d'hémorragie verbale. Il m'aurait sans doute traité de fou. Si tout se passe comme je l'imagine, le retour risque de se dérouler dans un calme relatif. Je vais faire tout ce qu'il faut pour. J'ai appris des trucs, cette nuit.

J'ai le temps de faire une petite sieste, avant.

*

Enfoirés… Enfoirés de touristes bavards au rire gras… Enfoiré de couloir, enfoirée de pluie qui cliquette sur les vitres. Enfoiré de Richard qui s'affale sur le matelas. Et ma chambre 6, vide, dans le dortoir…

— Enfoirés… !

— Tu parles en dormant, toi ?

— Comment tu veux dormir avec un car d'Allemands qui déboule ?

— C'est bien fait pour toi. Ils se vengent. Combien de fois t'as tétanisé des compartiments entiers de Teutons en hurlant « Papir, shnell ! ».

— C'était marrant, non ?

— Moi, les clients ne m'ont jamais dérangé. Toi, on a toujours l'impression que tu veux leur faire payer quelque chose.

Sa lampe de chevet est allumée, il lit un bouquin, une fesse posée sur le rebord du lit.

— Ton guetteur s'est cassé.

— Hein ?

— Le type en face, à la terrasse, il n'était plus là quand je suis remonté.

— Qu'est-ce que tu lui as dit, au téléphone ?

— Rien.

— Il est quelle heure ?

— Cinq heures.

D'un bond je saute du lit.

— Te frappe pas, on a encore une plombe !

— Pas moi, j'ai un truc à faire avant d'aller à quai. Je remets mes chaussures, enfourne mes affaires dans le sac et me rue sur la porte sous l'œil sceptique du collègue.

— Si tu consens, dès que tu peux, à me dire ce qui se passe…

— Pas maintenant. On se rejoint au train, à moins cinq ?

Il pleut sur la Lista di Spagna. Le canal crépite et ondule sous le sillon d'un vaporetto qui accoste. « Reverrai-je Venise ? » Ce sont les derniers mots de Casanova, perdu au fond de sa bibliothèque autrichienne, dans le film de Fellini. Reverrai-je Venise ? Pas avant longtemps, je crois. Cette année je ne serai pas là pour le Carnaval. Ni pour la Biennale. La sédentarité se paye aussi.

— Vous n'avez pas beaucoup dormi… Vous êtes jeune ! dit-elle.

Le parquet du dortoir est nickel, j'ai honte de le saloper avec mes semelles trempées. Elle ne grinche même pas.

Je cogne doucement à la porte 6 et on m'invite à entrer.

— Vous êtes debout ? dis-je, étonné.

— Faut quand même pas exagérer, je ne suis pas complètement invalide !

S'il a la force de jouer les indignés, c'est bon signe. D'ailleurs il a le visage reposé, presque frais.

— Bravo pour… pour cet endroit ! J'ai mieux dormi que dans mon propre lit. Ça m'a un peu rappelé Cochin au début, mais j'ai parfaitement récupéré ! J'ai parlé à ma femme, elle m'attend, je suis en pleine forme ! Je vais tout lui raconter !

— Remettez vos chaussures, on part tout de suite.

— Où ? demande-t-il, les yeux toujours rivés à terre.

— Là où vous ne retournerez sans doute jamais. Dans une jungle de métal, touffue, rutilante et rouillée, où les fauves dorment encore, avant leur croisade de la nuit.

La proposition l'effraie un peu, il lève la tête.

— C'est un peu… obscur.

— Non, c'est tout au plus une gare de triage.

*

— Écoutez… j'en peux plus… att… attendez que je reprenne mon souffle… Ça sert à quoi d'aller au pas de course dans… dans tout ce bordel ! Ça sert à quoi de… de jouer à saute-mouton par-dessus les wagons…

La langue pendante, il s'assoit sur un rail, les bras en croix, une main accrochée à l'essieu d'une vieille carcasse qui n'a pas roulé depuis des lustres. Le 222 dort quelque part, dans un recoin perdu de la gare de triage, au milieu de dizaines d'autres trains qu'on bricole ou qu'on oublie, au milieu d'un capharnaüm de tôle, sans aucune organisation logique. Le flambant neuf côtoie l'archaïque, les containers jouxtent les BC 9, les réfrigérés narguent les postaux. Je suis bien obligé de grimper au hasard, jeter un coup d'œil d'en haut pour repérer le nôtre et redescendre, encore et encore, au grand dam de mon dormeur.

— Je ne sais pas où ils le mettent, ça change tout le temps. Il n'y a pas d'organigramme, c'est l'anarchie, le foutoir. Je vous avais bien dit que c'était la jungle.

Il reprend progressivement son souffle.

— Et tout ça pourquoi ? me demande-t-il en haussant les épaules.

— Ils étaient là à l'arrivée, ils seront là au départ, aucun doute là-dessus. Vous tenez à le reprendre, ce putain de train, oui ou non ?

Il quitte son petit air renfrogné. Il n'a pas vraiment intérêt à m'exaspérer totalement.

— Alors faites ce que je dis, le seul moyen c'est de vous planquer quelque part dans ma voiture avant même que le train n'arrive en gare.

Je grimpe sur le marchepied de la vieille bécane et jette un œil panoramique au-dessus des blocs de métal. Deux voies plus loin je repère une enfilade de voitures blanches et orange. C'est peut-être le bon.

— Levez-vous, c'est presque fini, on va couper ce vieux machin gris, en face, et juste derrière c'est le nôtre.

Il me suit sans broncher. Je dois forcer sur la clé carrée pour ouvrir les portières du vieux machin gris qui naguère était un Venise-Rome. Jean-Charles pousse un soupir en reconnaissant le 222. Il n'est pas au bout de ses peines. Il monte le premier dans la 96.