— Alors, je m'installe où ? Une couchette ? Ou bien dans un coin de votre cabine ?
Quand je vais lui montrer l'endroit auquel je pense, son demi-sourire va tomber.
— Impossible, il y a trop de passage dans les compartiments, et ma cabine est devenue un endroit passablement suspect. Suivez-moi.
Sur la plate-forme opposée à ma cabine, il y a une sorte d'armoire électrique où l'on range le carnet de bord où sont consignés tous les dysfonctionnements techniques de la voiture. Impossible de placer ne serait-ce qu'une bouteille de chianti là-dedans. En revanche, au-dessus, dans une espèce de placard pas plus grand qu'une malle, on peut peut-être encastrer un corps humain, adulte, et souple.
— Vous… n'allez tout de même pas…
— Non, je ne vais pas, dis-je. C'est vous qui allez. Choisissez… C'est ça ou vous restez à Venise.
— Mais c'est quoi, ce débarras ? !
— À vrai dire je n'y mets jamais le nez, c'est l'électricien qui s'en sert, je ne peux pas vous en dire plus. Mais c'est le seul endroit que je connaisse. Vous n'y resterez qu'une heure ou deux, au maximum. Dès le départ du train je viendrai vous délivrer. Allez, je vous fais la courte échelle.
Après une légère hésitation, il a posé le pied sur mes doigts croisés. En se hissant, son genou a cogné contre ma tempe.
17 h 45, hall de la gare. Je ne suis jamais arrivé aussi tôt. Un léger bordel ambiant commence à monter, haut-parleurs inaudibles, tableaux d'affichage qui s'emballent et chariots de service qui klaxonnent les voyageurs agglutinés en tête de quai. Je suis déjà passé au bureau des Wagons-lits pour prendre nos schémas, et les pronostics sont en ma faveur. Les voitures sont louées dans l'ordre, la 94 d'Éric est pleine, celle de Richard aussi et ce piège à cons de 96 n'a que vingt-trois voyageurs, tous au départ de Venise, hormis deux qui montent à Milan. Apparemment ils descendent tous à Paris mais, depuis hier, ça ne veut plus dire grand-chose, et ce serait de toute façon un miracle si j'arrivais à dormir cette nuit. J'ai deux compartiments libres, il ne m'en fallait pas plus, un pour le dormeur et l'autre pour mes boucliers, les assermentés de service. Le seul inconvénient, c'est que je vais me faire assaillir par les « payants » à Milan, les contrôleurs vont rabattre tous les perdus dans la 96 et je prévois déjà une bonne heure à guichet ouvert pour tous ceux qui viendront me soutirer une couchette. Le remplissage peut jouer en ma faveur. Je ne sais pas encore. Je donnerais bien cette putain de 96 piégée à qui en voudrait.
J'ai le temps de prendre un café au buffet, juste en face du quai 17. Du comptoir, je peux voir notre rame arriver. Ça ne tarde pas, je lèche le fond de la tasse, le 222 déboule et, peut-être à cause du petit noir, mon cœur s'emballe fort. J'allume une clope, vide mes poches de leurs dernières lires sur le comptoir et sors.
Il n'y a rien de plus ponctuel qu'un petit accès de tachycardie… Ça fait kataklan au-dedans, ça pulse, ça jugule, ça myocardise sans qu'on puisse intervenir. Éric traverse le hall, bras dessus bras dessous avec sa fiancée.
Rosanna aussi m'accompagne, le soir, à Termini. Mon petit nuage romain…
Tous les maris volages nous envieraient ça. Une journée par semaine avec une maîtresse, en territoire étranger, à mille cinq cents kilomètres de chez soi. Une double vie, deux idylles, aussi parallèles que des rails. On peut s'afficher à n'importe quelle terrasse et dire bonjour aux voisins de palier. Aucun recoupement possible. Je quitte Katia le soir et le lendemain matin Rosanna m'accueille avec un petit déjeuner, un bain parfumé, un lit encore chaud. Je lui apporte ce qu'elle m'a demandé la fois précédente, une bricole, un livre, un parfum. Nous passons la journée couchés, on chahute, on raconte des bêtises. Sur le coup de 17 heures je remets ma cravate, elle vérifie ma tenue avec de petites remontrances, elle me prend dans ses bras pour me retenir encore un peu. Et là je sens la petite déchirure. Elle n'ose rien me dire, elle sait que Katia existe, elle sourit en parlant de son « petit soupir parisien », soupir dans le sens solfège, elle précise. Elle note sur son agenda la date de mon prochain Rome. Sur le quai je suis encore avec elle, dans sa chaleur. Je grimpe dans ma voiture et j'oublie, jusqu'à la prochaine fois. Et il n'y aura sûrement plus de prochaine fois.
— Éric ! J'ai ton schéma ! je hurle.
Il se jette dessus sans me dire bonjour et pousse un « ah merde » des plus prévisibles. Il déteste être complet, comme moi.
— On peut s'arranger, je dis. Excuse-moi pour hier, tu sais, j'ai regretté de ne pas avoir pris ton Florence. On fait pas ça aux potes… Je te propose un truc, dans la 96 j'en ai que vingt-trois… Tu la prends, tu fais un petit retour peinard et je m'occupe de la tienne, O.K. ?
Surprise. Ombre du doute sur son visage. Incrédulité.
— … C'est pour te racheter que tu me la proposes ? Ben c'est pas la peine, garde-la ta bagnole, hier tu l'as voulue, tu te la gardes…
Une vague de voyageurs déferle sur le 17 et j'essaie de la doubler pour filtrer les clients avant qu'ils ne grimpent. Mésange est déjà à son poste, en képi, et me salue.
— Passe me voir, gamin, si c'est calme.
— Sûr ! Je passe sûr. Surtout si c'est pas calme.
Il rigole sans vraiment comprendre. Sans vraiment savoir qu'il fait déjà partie de mes plans. Dans la 96, avant toute chose je verrouille les soufflets à chaque extrémité. Richard arrive sans se grouiller et me demande son schéma.
— T'es plein.
— Tant mieux, je t'enverrai les payants.
La nuit commence à tomber, je veux monter une petite seconde pour poser mon sac mais je n'en ai pas le temps. Deux silhouettes surgissent de chaque côté d'un des hauts blocs de marbre noir où sont taillés les bancs et se précipitent à chaque portière de la voiture. J'hérite de celui qui a l'anorak rouge. Mon dos s'est plaqué contre la tôle. Sans me parler il inspecte des yeux le contenu des compartiments. Dans la pénombre il ne voit pas grand-chose et colle son front contre chaque vitre. Ils échangent deux ou trois mots que je n'entends pas, son acolyte parvient à grimper par la portière de la 95 mais se heurte aux soufflets bloqués. L'anorak rouge me sourit presque, en constatant que les compartiments sont entièrement vides, et s'adosse au bloc de marbre en croisant les bras, l'air de dire : « J'ai tout mon temps. »
— Carrozza 96 ?
— Oui, dis-je.
Ils sont trois, deux filles et un garçon, des étudiants couverts de laine et de sacs en bandoulière. J'étudie leur réservation avec un zèle que je ne me connaissais pas. Les deux « collaborateurs » semblent savoir exactement ce qu'ils font. Richard revient vers moi et me dit qu'un type est posté à contre-voie et regarde à l'intérieur de la voiture, cabine par cabine. Ça ne m'étonne qu'à moitié, ils ont bien fini par comprendre. Je suis assez intrigué par le nombre de collaborateurs dans la troupe Brandeburg. Cinq, quinze, quinze mille ? Autant qu'il en faudra, je suppose. Bonne organisation. Je ne sais pas quoi opposer à ça, une bonne connaissance du rail ? Un certain talent d'improvisation, égrené au fil de mes voyages par le flot quotidien de situations absurdes ?
18 h 30. Je m'assois quelques instants sur le marchepied, les réverbères viennent de s'allumer dans toute la gare. Les collaborateurs sont toujours là, ils scrutent mieux encore que moi les voyageurs qui montent. Toujours pas de Latour. Ils doivent commencer à penser que je leur ai encore joué un de mes petits tours de passe-passe. Aucun des deux n'est venu me parler, ils préfèrent attendre le départ pour me cracher leurs menaces à la figure. Je vois au loin les deux contrôleurs s'arrêter devant chaque voiture, ils passent nous demander le nombre de voyageurs prévus afin de faire une première estimation. Obséquieux, je donne mon chiffre en leur proposant un compartiment vide s'ils veulent faire leurs calculs peinards. Ils acceptent avec joie, un peu étonnés de la sollicitude d'un couchettiste à leur égard. Il faut avouer qu'en général on se débrouille pour les jeter au plus vite de nos bagnoles. L'un des deux va s'y installer pendant que l'autre s'éloigne vers les dernières voitures. Avec eux, je suis tranquille jusqu'à Milan, minimum. De deux maux…