Le collaborateur en anorak sourit déjà moins. Il doit me prendre pour un dingue ou un faux cul, ce en quoi il n'a pas tout à fait tort. Je fais avec ce que j'ai.
18 h 50, le haut-parleur annonce le départ. J'ai pointé dix-huit voyageurs, il en manque trois. C'est le quota normal de « non-présentés », comme dit le manuel. Ils peuvent tout à fait monter à Mestre, ça arrive souvent. Les contrôleurs arpentent une dernière fois le quai avant de siffler le départ. Un vent froid vient nous balayer les cheveux.
Je n'ai même pas eu le temps de voir si le contrôleur arrivait. Un coup métallique s'est encastré dans mon dos et je suis tombé à terre sous l'impact.
Un type, un nouveau, est descendu du marchepied…
Le troisième salopard… celui que Richard avait repéré. J'ai vu qu'il rangeait dans sa poche un poing américain…
— On avait pas l'intention de monter. On voulait juste te souhaiter bonne route.
Au moment même où le train s'anime, l'anorak rouge a ramené ses copains à ses flancs. Tel un cerbère, les trois têtes ont aboyé en chœur.
— Bonne route !!!
Je m'allonge sur le ventre, un instant, sur ma banquette, en essayant de faire onduler ma colonne vertébrale.
Un bélier. C'est une bête dans ce genre-là que j'ai reçue dans le dos. L'alcool à 90o, après ça, me fait l'effet d'une caresse. Il me faut du temps avant de redevenir flexible. Et je ne peux pas attendre trop, il faut que je bosse, sinon je vais être en retard sur mon plan. Je sais bien que le dormeur est cassé en deux dans un piège à rats… Et je ne peux pas l'en déloger tout de suite.
Le seul moyen d'avoir l'esprit libre durant ce voyage est de faire très vite et très bien mon boulot de couchettiste. À Mestre j'ai réceptionné deux non-présentés. J'ai commencé par clopiner dans le couloir, doucement. Mais en quittant Mestre, brusquement, j'ai retrouvé un peu de souplesse. Un quart d'heure après, les vingt billets et les vingt passeports sont déjà empilés dans mon tiroir, poinçonnés et ordonnés. J'ai cueilli à froid un contrôleur en l'obligeant à perforer, sans échauffement du poignet, ma collecte, ce qui m'a valu le délicat surnom de « lampo », l'éclair.
Je suis assez content d'avoir joué l'hospitalité avec les monomaniaques du confetti, si les Suisses et les Français ne me la refusent pas, tout risque d'extrêmement bien se passer. Je leur apporte les billets à domicile, ce qui m'évite de les voir traîner dans ma cabine et dans les couloirs, en les gardant néanmoins à portée de main, ou de voix. Bon coup.
Ce n'est pas le moment de faiblir, quand j'aurai distribué le couchage je pourrai faire un break chez Mésange. Je crois qu'il est temps de délivrer le dormeur. Il doit avoir les reins dans le même état que les miens. J'attends une seconde que la plate-forme soit vide.
Il sort la tête, pousse un cri étouffé et se contorsionne avec une incroyable lenteur afin de dérouler ses jambes jusqu'au sol. Je le retiens par la ceinture.
— Ça va ?
Il halète à grand-peine. Il n'a pas pu s'empêcher de transpirer. Jamais vu un mec résister aussi peu à l'atmosphère confinée.
— Vous êtes déjà défraîchi, vingt minutes après le départ ?
— C'est rien… ça va, dit-il en se massant le dos.
— Je suis désolé… Je me suis creusé la tête, mais il n'y a vraiment pas d'autre endroit. C'était le seul moyen pour remonter dans le 222 sans que personne ne vous voie. La preuve, ils étaient trois à fouiner, tout à l'heure. Ils n'ont pas pu se douter que vous étiez déjà dans le train quand la rame est arrivée à quai.
Je ne lui dis pas que cette joyeuse bande de collaborateurs n'a aucun doute sur sa présence ici.
— Asseyez-vous dans le 1, je dois m'occuper des draps.
Je jette des sacs et des oreillers sans les compter dans chaque compartiment. La distribution terminée, je lui demande de se tenir tranquille pendant un petit quart d'heure, le temps d'aller chez Mésange.
— Ne me laissez pas tout seul, Antoine…
Je n'aime pas son ton suppliant. J'ai l'impression qu'il est de plus en plus vulnérable. À la merci de n'importe quel individu décidé à l'empoigner par le col.
— Je fais vite.
Un coup de cadenas et je passe prévenir le contrôleur d'une petite escapade chez le collègue de la 89. Il s'en contrefout royalement. À toute vitesse je traverse les voitures de Richard et Éric qui n'en sont qu'à la cueillette des passeports. Mésange aussi, et la récolte est entassée dans son képi. Un gros képi pour sa grosse tête.
— Qu'est-ce que tu fous là, gamin !
— Bah… tu m'as invité !
— D'habitude tu viens pour le digestif et là t'arrives deux plombes avant l'apéro. T'as une voiture vide ?
— Non, j'ai du monde. Pas trop. Je ne suis pas venu picoler, j'ai besoin de toi.
— Ben, tu peux te casser tout de suite. J'ai déjà trop de betteraviers.
— Justement, t'es plein ?
— Ouais, sauf une cabine jusqu'à Domo.
— J'ai un clandestin.
— Jusqu'où ?
— Paris.
— Crétin, tu veux perdre ton boulot ou quoi ?
— Je démissionne demain matin, c'est toi-même qui m'as encouragé. Et puis, c'est une histoire spéciale, je fais pas ça pour du fric.
Un couple de betteraviers vient lui demander une bouteille de blanc, « de l'entre-deux-mers ». Mésange regarde dans sa cave, il en reste une. « Dans la cabine », précise le mec, « bien frais », dit la fille en panama blanc. « J'arrive tout de suite », fait le vieux. Je me souviens de l'avoir vu une nuit d'hiver, à quatre pattes sur le quai de Modane, remplissant un seau à glace avec de la neige. Les conduites d'eau avaient pété à cause du froid et plus moyen de servir un champagne frappé. Cette nuit-là j'ai compris que jamais je ne deviendrais conducteur.
Un monsieur chauve et très poli choisit juste ce moment pour demander à Mésange de lui servir un cognac dans un grand verre, si possible. Là, le vieux marque un temps d'arrêt.
— Monsieur, si j'avais quatre bras je ne serais pas aux Wagons-lits, je serais chez Barnum !
Petit silence tendu. Le type s'en va.
— Betteravier… Et toi tu t'y mets aussi. Qu'est-ce que tu veux ?
— Tu me crois si tu veux, O.K. ? Si t'es pas d'accord tu me le dis tout de suite, O.K. ?
— Hé gamin, t'emploies pas la meilleure méthode pour me demander quelque chose. Accouche, on verra.
Je vais être obligé de mentir. Je ne sais pas faire autrement. Et je raconte des craques à des gens que j'aime bien, et je ne peux pas m'en empêcher, et c'est comme ça.
— C'est un ami à moi. Il va crever bientôt. Maladie… Il m'a demandé de voir Venise, avant. Il a pas un rond. Je voudrais lui faire connaître encore un truc, avant. Un petit bout de voyage dans une cabine en velours. C'est une connerie, je sais, mais ça fait partie des rêves tenaces. Tu sais ça mieux que moi… Il aurait jamais pu se le payer.
Ça passe ou ça casse. J'ai presque envie de fermer les yeux en attendant le verdict. Le sang et la honte me montent aux joues. Et je me demande sincèrement si je n'ai pas l'étoffe d'une belle ordure.
— Je le vire à Domo.
Je ne sais pas quoi dire. Mésange n'est pas content, on dirait même qu'il a l'air déçu. Ce n'est plus du tout la tête du vieux sage bourru et adorable.