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— Je… je te l'envoie… ?

— Casse-toi.

Je ne me le fais pas dire deux fois. Et pourtant, j'aurais préféré qu'il refuse et qu'il garde un bon souvenir de moi, quand j'aurai quitté la boîte. Un jour il m'a dit qu'il avait un fils de mon âge et qu'il lui avait interdit de travailler aux Wagons-lits, des fois qu'il y prenne goût. Depuis il ne sait plus où le caser, rien ne l'intéresse, à part un peu d'informatique, et encore. Et ça l'emmerde d'avoir un gosse qui fait de l'informatique. Alors, faudrait savoir…

L'autre contrôleur me voit sillonner la voiture d'Éric et lance un « Lampo furioso ! ». Ça ne fait pas rire Éric. Dans la 96, rien de neuf, les étudiants sont dans le couloir. Le dormeur est toujours dans le 1.

— Sortez. Vous allez dans la voiture 89, là vous verrez un steward en complet marron, avec une grosse tête, il va vous installer dans une de ses cabines jusqu'à la frontière italienne. Je viendrai vous chercher un peu avant.

— Mais… j'y vais tout seul ?

— Essayez. À tout à l'heure.

Je jette un coup d'œil dehors avant qu'il ne sorte. Les étudiants ont déjà entamé le casse-croûte, dans le couloir, face à un paysage ténébreux constellé de points rouges qui clignotent au loin. Jean-Charles hésite un peu, me regarde piteusement et s'engouffre à contrecœur dans la 95.

Libre. Jusqu'à onze heures ce soir. Un relent de normalité me clarifie l'esprit, les gestes habituels me reviennent, je pense à Paris et à la première chose que je ferai demain après ma démission. Emmener Katia en week-end. Pour lui annoncer en douceur la nouvelle de son retour au charbon, parce qu'il ne faut plus compter sur moi pour ramener de la denrée nourricière à la baraque avant un temps indéterminé.

J'ai du temps devant moi, beaucoup. Toute la journée j'ai essayé d'imaginer des scénarios possibles sur les manœuvres de Brandeburg pour récupérer son cobaye. Parce qu'il le veut toujours autant, quitte à employer d'autres appâts et d'autres menaces et sa seule chance est de le coincer avant Vallorbe. Je dois me méfier des passeports suisses, des accents vallonnés et des montées intempestives après Domo. Assis sur mon fauteuil je pose le bloc de passeports sur mes genoux et commence à les éplucher un par un.

Aucun Suisse, pas mal d'Italiens, deux jeunes Ricains, quelques Français dont un médecin, et ça c'est toujours une bonne chose. J'aime bien avoir un médecin de service, c'est beaucoup plus utile qu'un curé. Certaines nuits j'aurais donné beaucoup pour en avoir un, rien que pour faire des diagnostics à ma place. La seule fois où j'ai eu une femme enceinte elle a tourné de l'œil et j'ai failli en faire autant.

Je ne suis pas plus avancé, au contraire. Je perds mon temps en spéculations stupides, au lieu de dormir jusqu'à Milan. Juste m'assoupir, un tout petit peu. Personne n'en saura rien.

*

Tout le monde s'en est douté. Un peu interloqués de me voir bâiller en me frottant les yeux, les fâcheux se sont tous excusés. Les collègues m'ont refourgué leur trop-plein, les contrôleurs m'ont gentiment imposé des payants que j'ai scrutés d'un œil vaseux avant de leur vendre une place. J'ai tout de même réussi à préserver mes deux compartiments libres. Cinq arrêts en deux heures trente, il me semble en avoir loupé un, Vérone peut-être. Il est 21 h 50 et nous arrivons à Milan, j'ai intérêt à être clair, je dois réceptionner deux réservations. Le train traverse toute une Z.U.P. qui, de nuit, ressemble à l'idée que je me fais de Las Vegas, des néons qui clignotent, des buildings, avec en plus, des terrains de tennis éclairés, même en hiver, et une forêt de cheminées géantes.

— Hé Antoine… C'est à toi d'y aller, ce soir !

Richard est entré comme une flèche, tout sourire, juste quand le train s'est arrêté en gare.

— Mais où ?

— Ben… à la trattoria, crétin.

Ah… merde… Ça aussi, j'avais oublié. À Milan, pendant la manœuvre d'accrochage des deux rames, l'un de nous fonce dans un petit restau situé à trois cents mètres de la gare et revient avec des pizzas chaudes et du vin frais. La dernière fois, déjà, j'ai prétexté un truc pour ne pas y aller.

— Excuse-moi, dis-je, je ne peux pas bouger, j'ai deux clients qui montent, et j'ai pas très faim.

— Et merde ! Ça fait deux semaines de suite que je m'y colle !

Une poignée d'individus se bouscule pour grimper dans ma voiture. Avant qu'ils ne s'accrochent à la barre, je crie que seuls les voyageurs munis d'une réservation peuvent monter, les autres n'ont qu'à chercher sur la rame Florence. Une jeune femme brandit un petit carton blanc, je l'aide à monter, les autres se plaignent, je claque la portière.

— Place 14, vous êtes dans le 1, il y a déjà deux personnes. Donnez-moi billet et passeport, remplissez la feuille de douane et ramenez-la, si je ne suis pas là, glissez-la sous la porte, et bonne nuit.

Richard me marche sur le pied et fait une grimace incompréhensible. La fille repart dans le couloir.

— T'es dingue ou quoi ? T'as vu ce canon ? Tu crois qu'elle arriverait chez moi, celle-là ? Eh ben non, c'est le plus agressif et le plus malpoli de nous tous qui en hérite ! T'as pas vu ses jambes !

Je n'ai même pas vu son visage, c'est dire si elle m'a ému. Richard a raison sur ce point, je suis le seul couchettiste du monde à pouvoir parler à un voyageur sans savoir s'il est mâle ou femelle.

— Écoute… Antoine, déconne pas, tu me dois bien ça, enfoiré. Fais quelque chose. Où t'es plus mon pote et tu pourras toujours t'accrocher pour avoir un coup de main… C'est pas du chantage, c'est juste une menace. Et je veux bien aller chercher à bouffer mais tu te débrouilles pour l'inviter.

— Éric ne vient pas ?

— Éric n'a pas envie de t'approcher à moins de deux bagnoles. Allez… Engage la conversation, invite-la. Fais ça pour moi…

Je n'ai ni l'envie ni la force de m'occuper de ce genre de conneries. Les intrigues avec les filles, c'est fini depuis longtemps. En plus il sait bien que je suis dans la panade, avec l'histoire de Jean-Charles, il m'a vu inventer des trucs grotesques.

Oui. Mais… Je ne vois pas comment je pourrais lui refuser quelque chose, même un caprice, même à un moment aussi inopportun, même si j'ai d'autres choses en tête. Et puis c'est une histoire d'un quart d'heure, elle bouffe avec nous et ils se tirent, ensemble si ça leur chante.

— J'essaie… Je dis bien : j'essaie. Si elle refuse, tu ne me fais pas une comédie.

— Juré ! crie-t-il en m'embrassant sur la joue. Tu peux me demander n'importe quoi, Antoine. N'importe quoi !

— Ça c'est une phrase qu'on regrette toujours. On s'installe dans le 10. Et magne-toi, t'as déjà perdu trois bonnes minutes. Imagine qu'il y ait la queue dans la trattoria, qu'on reparte sans toi, qu'est-ce que je fais de cette gonzesse ? J'aurais l'air fin avec mon invitation à dîner.

Le second voyageur attendu arrive par les soufflets et me tend sa réservation. Un homme d'une cinquantaine d'années, poli, et qui semble habitué à la procédure. Sans rien dire, il me donne son passeport avec le billet à l'intérieur, remplit son formulaire sur un coin de fenêtre et rejoint la place 22 sans demander où elle se trouve. Passeport français, profession : réalisateur. Encore un qui n'est pas dans le Larousse.

Les nouveaux contrôleurs viennent me dire bonsoir et me demandent le nombre. Deux montées à Milan, six payants, un non-présenté à Venise, en tout : vingt-huit. Ils me demandent aussi où se trouve le compartiment libre dont les collègues leur ont parlé. Bonne chose. Ils vont rester jusqu'à Domo. Avant d'y aller, l'un d'eux regarde vers le couloir puis vers moi et me demande d'intervenir avec un sourire un peu gêné. Et je comprends vite pourquoi. Devant la porte du 8, une flaque de vomissure. Il ne peut rien arriver de pire dans un couloir. J'ai déjà la nausée. Pas question de nettoyer. Avec deux draps sales et une grimace de dégoût je saute par-dessus la flaque à l'intérieur du 8. C'est un jeune Français qui voyage avec ses deux gosses, il en tient un sous les bras avec une main sur le front. Le gosse est livide.