Выбрать главу

— Il est malade ?

— Heu… je ne sais pas, il a de la fièvre, je crois.

Le père devient aussi livide que le fils.

— Excusez-moi pour le couloir, je n'ai pas eu le temps de l'emmener aux toilettes.

— Pas grave. Il a peut-être abusé de quelque chose. À cet âge-là c'est le chocolat.

— Peut-être… c'est de ma faute, je ne fais jamais attention à ces trucs-là. Je vais être obligé de descendre, c'est peut-être plus grave.

Il me fait de la peine. Je ne sais vraiment pas ce que c'est que d'avoir un gosse.

— Attendez. Couchez-le un peu, il y a un médecin pas loin. Pendant ce temps-là, essayez de nettoyer le couloir avec ça.

Il s'exécute de bonne grâce. Le mot médecin a éclairé son visage.

Ce soir, pas de femme enceinte mais un morpion en pleine crise de foie. À chaque fois que j'ai eu un médecin je l'ai fait bosser. Il est assis côté couloir avec un bouquin dans les mains.

— Heu… Bonsoir. Vous êtes médecin, non ?

— … Comment le savez-vous ?

— Ben… je l'ai lu tout à l'heure, en rangeant votre passeport. Il y a un gosse malade à côté, et ce serait très gentil de votre part si vous veniez jeter un coup d'œil…

Il est passablement étonné mais ne dit pas un mot. Après tout, c'est son boulot, il doit l'exercer partout où on le lui demande. Très pro, il saisit une sacoche sur la grille des bagages et me suit.

— Ce sont vos instruments ? Vous les avez toujours sur vous ?

— Souvent, oui. Je ne suis pas en vacances. La preuve…

Aigre-doux. Je préfère le laisser seul avec le môme pendant que le père continue de passer la serpillière. J'installe les couchettes des retraités et des amoureux du 9. Les deux Américains déconneurs me proposent du Coca, les étudiants me demandent si je ne connais pas un hôtel sympa et pas cher à Paris. Je cogne sur la vitre du 1 et fais signe à la fille de sortir. Oui, vous, ne regardez pas ailleurs, c'est à vous que je parle.

— Vous avez mangé ?

— Pardon ?… Heu… non…

C'est vrai qu'elle est jolie. Brune aux yeux noirs, les cheveux raides coupés à la Louise Brooks, des taches de rousseur. Elle tombe des nues, un peu comme le médecin. J'ai horreur de faire ça, c'est ridicule, je ne sais pas draguer, et encore moins pour un autre. J'avais tout imaginé en montant sur ce 222, sauf faire le joli cœur à la place de Richard. Il me tarde d'être à demain matin.

— Ça tombe bien, on aimerait bien vous inviter à dîner, mon collègue et moi.

Comme invitation on peut difficilement faire pire. Un vrai repoussoir.

— Avec joie.

— …

— C'est d'accord. Où est-ce ?

— Dans… dans le compartiment 10, à l'autre bout. Juste après le départ du train…

Elle va se rasseoir pendant que je reste un instant pantelant. Elle m'a même souri. C'est Richard qui va être content. Surtout si elle continue de me sourire comme ça. Il serait temps qu'il revienne, celui-là, parce que dans deux minutes je tire le signal d'alarme. Dans le 8, les choses ont l'air de s'arranger, surtout dans le couloir où il n'y a plus aucune trace de gerbe. Le père a retrouvé figure humaine et serre la main du médecin qui ne sourit toujours pas.

— Faites-lui prendre une gélule, dit-il en sortant un flacon de sa sacoche. Il doit jeûner jusqu'à demain. Voilà.

— Excusez-moi pour le dérangement, je dis.

— Ça ne m'a pas dérangé. On repart dans combien de temps ?

Il range son stéthoscope et tapote l'épaule du gamin en souriant pour la première fois.

— Tout de suite. Heu, dites, vous êtes généraliste ?

— Non, je m'occupe d'une clinique, à Bangkok. Je suis spécialiste en médecine tropicale. Vous pouvez me réveiller à Dijon ?

— Bien sûr. Une demi-heure avant. Et merci encore…

Coup de sifflet. Première secousse. Nom de Dieu, Richard !

— On bouffe ? dit-il, juste derrière mon dos, les bras chargés de sacs en plastique.

Le temps de cadenasser ma cabine et nous installons le pique-nique, verres, serviettes, couverts, ouvre-bouteilles.

— Alors ? Tu l'as eue ?

— C'est peut-être pas le mot, mais je crois qu'elle va venir.

— Yeeeeeh !

Les trois pizzas sont brûlantes. Pas d'anchois mais une pleine barquette de fritto misto. La faim me revient. Demain j'invite Katia au restau. La fille pointe son nez timidement. Richard se dresse sur ses pattes et l'accueille avec beaucoup de panache dans le geste. Échange protocolaire de prénoms, elle s'appelle Isabelle. Et elle va me gâcher ce seul et minuscule petit instant de réconfort, Richard ne va pas arrêter de dire des conneries, elle va nous poser les sempiternelles questions et je ne pourrai même pas desserrer ma ceinture. Elle croise les jambes et mange sa part de pizza avec élégance, du bout des lèvres, alors que Richard a déjà la lippe imbibée d'huile. Je me tasse dans un coin de fenêtre pour me consacrer au paysage, indiscernable d'ailleurs, dans l'épaisseur des ténèbres. Richard guette mon regard approbateur à chaque nouvelle anecdote, mais je ne confirme rien, j'ignore. Elle a des taches de rousseur jusqu'aux chevilles… Le calamar entre le pouce et l'index, la serviette qu'on passe délicatement aux commissures. Entre deux bouchées elle pose une question sur ce formidable boulot qu'est le nôtre, les nouveaux horizons, la déroute du quotidien, etc. Elle me rappelle ce journaliste d'Actuel que nous nous étions farci pendant un Palatino aller-retour, pour un reportage in situ, comme il disait… On a presque l'impression qu'elle s'inquiète pour nous, toutes ces douanes, tous ces gens, toutes ces responsabilités, etc.

— Vous ne rencontrez jamais de trafiquants, des gangsters, des gens curieux, des indésirables ?

« Surtout pendant la bouffe », ai-je réprimé, à grand mal. Richard se rapproche doucement d'elle et renchérit sur tous les terribles dangers que nous traversons. Un peu gênée, elle s'écarte de lui. Le plus étrange c'est qu'elle semble s'inquiéter de mon silence, à plusieurs reprises elle a essayé de me faire rentrer dans la conversation.

— Et votre ami, il ne lui arrive jamais rien ?

— Oh lui, c'est un bougon. Je l'aime beaucoup mais c'est un ours.

Elle n'arrête pas de me sourire et ça me gêne par rapport à mon pote. Pourquoi moi ? Pourquoi faut-il que je subisse autant de contradictions depuis ces dernières vingt-quatre heures ? Tout le monde se trompe, tout le monde se croise et personne ne va là où il devrait aller. Il paraît que ça caractérise l'humain. Je ne sais pas ce qu'elle veut mais elle le traduit mal, pas le moindre égard pour Richard qui tente de lui offrir du vin, sans parler de cette façon imperceptible de gagner du terrain sur la banquette où je suis assis. Je n'ose même pas regarder vers mon collègue.

Il se lève brusquement et balance son morceau de pizza dans la poubelle. C'est à moi qu'il en veut.

— Bon… eh bien… Je te laisse débarrasser le dîner, et moi je m'occupe du plancher, hein, Antoine… À bientôt, collègue. Au revoir, Isabelle.

— Reste, écoute ! T'as pas fini ton verre de vin ! Y'a rien qui t'attend dans ta bagnole !

Rien à faire. Parti. Saumâtre. Comme si c'était de ma faute. Et je risque d'avoir besoin de lui dans peu de temps. Les cartes sont mal distribuées.

— Parlez-moi encore de ces nuits entières dans les trains.

Je cauchemarde ou c'est bien une citation de Duras ? Je ne sais plus quoi faire ou dire, alors je bafouille, des banalités, comme hier quand le dormeur m'a posé la même question. Et comme hier je pense à autre chose. Aux rencontres, dans les trains, leur subliminale teneur en sincérité, leur gratuité. C'est sans doute la faute de la nuit. Je me souviens de cette femme qui pleurait toutes les larmes de son corps, dans les bras de son amant, sur le quai de Roma Termini. Une caricature de Latin Lover, avec une chemise blanche qui dépoitraillait sa pilosité, un gros pendentif au milieu, un pantalon serré. Un type comme il en traîne mille, le soir, à la terrasse des cafés, près du Panthéon. Elle pleurait en l'étreignant de plus belle, et lui, le visage grave du protecteur, un vrai pro. « Ne pleure plus, je t'aime, je viens très bientôt à Paris. » Le train part, ses sanglots redoublent, elle me regarde en avouant ses larmes, elle veut me faire comprendre que sa douleur ne lui permet pas pour l'instant de remplir une feuille de douane, elle trouve ça dérisoire. Je respecte et pars en douce. Quatre heures plus tard je viens récupérer la feuille, elle est assise à côté d'un jeune gars hâbleur et bourré d'humour à en croire les éclats de rire et les échanges de sourires. Le lendemain matin je les retrouve dans le ragoût devant un café, leurs lèvres sont tendres, le bout de leurs doigts s'effleurent dans une douce intimité. 10 h 6, c'est l'arrivée en Gare de Lyon, elle parcourt quelques mètres de quai en cherchant du regard, et tombe dans les bras d'un homme qui lui enserre la taille et la fait voleter autour de lui.