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— Il faut passer des examens, il faut faire des stages, vous devez être prêts à toutes les situations, non ?

Pas toutes, hélas.

— C'est comme dans tous les boulots, la théorie ça s'apprend en deux jours. Je n'en connais pas autant qu'un machino sur le matériel, pas autant qu'un contrôleur sur la billetterie, pas autant qu'un conducteur sur le service-client. Mais j'en connais plus qu'un machino sur la billetterie, plus qu'un conducteur sur le matériel et plus qu'un contrôleur sur le service-client. C'est tout. Mais ça vous intéresse vraiment où vous n'avez pas envie de dormir ?

— Non… je… Ça vous ennuie… ?

Je ne réponds pas. Non, merci, je débarrasse seul. Non, j'ai encore du boulot à terminer. Je ne vois pas quoi répondre à vos questions, d'ailleurs, d'habitude ce sont les garçons qui posent les questions aux filles.

Elle part dans le couloir en se retournant de temps à autre et finit par rentrer dans son compartiment. Il est 23 heures et je ne vais pas tarder à soulager Mésange de ce paquet de linge sale qui passe son temps à dormir.

5

Le train est plus animé qu'hier. Les retours sur Paris me donnent toujours cette impression mais les statistiques disent le contraire. En tout cas, les premières classes sont pleines, les T. 2 abritent des petits couples amoureux, le voyage de noces à Venise a toujours autant de succès. La grosse tête de Mésange se voit de loin. Il discute, assis sur le bat-flanc, avec le dormeur, un verre à la main. J'ai presque le sentiment de les déranger quand Mésange, l'air accablé, dit : « Le mien est une tête de lard ! » J'ai deviné de quoi ils débattent. Mettez deux pères ensemble et ça part tout seul. En tout cas je suis assez content qu'ils se soient entendus.

— Ah te voilà, toi…

Ils se saluent, Jean-Charles se confond en remerciements, l'autre fait le modeste, à bientôt peut-être, pourquoi pas, etc. La tête haute, sans même un regard vers moi, le dormeur part dans la direction de la 96, en toute légitimité. Mésange n'écoute pas mes remerciements à moi, il m'attrape le bras.

— Petit con, va. C'était pas la peine de mentir. D'un coup sec je reprends mon bras et sors de sa bagnole sans me retourner.

— Qu'est-ce que vous lui avez raconté ?

— Mais… rien. Je n'ai pas dit un mot sur moi ou sur notre voyage. Je n'ai parlé que de mes gosses. Ça a dû turbiner dans sa grosse tête, il a compris sans comprendre. Maintenant il sait que je suis un menteur, un menteur qui n'hésite pas à mettre le paquet pour obtenir satisfaction. Il ne se doute pas que j'étais en deçà de la vérité.

— J'ai passé un ex-cel-lent moment. Ces Singles… Formidables ! J'ai dormi dans un vrai lit, avec un vrai matelas. Je comprends beaucoup mieux la réputation des Wagons-lits. C'est vrai qu'en couchette on ne peut pas réaliser, faut être fakir pour s'allonger là-dessus, ce serait la comparaison entre une paillasse de M.J.C. et une suite au Hilton. Et votre ami le conducteur, quel style ! Il m'a offert du vin dans une coupe, avec une serviette blanche sur la manche. Ne rien dire. La boucler. Si je m'exprime, c'est avec le plat de la main. J'ouvre le 10.

— Je ne vais pas répéter toujours les mêmes trucs, on va passer la douane, les contrôleurs vont s'installer à côté, vous ne mettez pas le nez dehors.

— Eh dites, Antoine, à propos de nez, vous ne trouvez pas que ça sent un peu le graillon ici ?

Il abuse. Cette fois-ci je ne peux pas faire comme si je n'avais rien entendu.

— Vous la fermez, Latour, vous fermez votre clapet !

Il croise les bras en haussant les épaules.

— Bon, très bien, j'ai compris. Depuis que j'ai vu un conducteur à l'œuvre j'ai saisi quelque chose sur les couchettistes. C'est comme la literie, rien à voir. Ah… Parlez-moi de la politesse du couchettiste !

Je regagne ma cabine. Sur la tablette du bac à linge, je range en ordre billets et passeports pour clarifier et accélérer le travail des douaniers et autres gardes-chiourme. Ne pas aérer pour qu'ils se sentent vaguement incommodés. Au fond du couloir, Isabelle, le front contre la vitre, jette parfois une œillade et un sourire de mon côté. Tenace. Passeport français, une photomaton qui ne l'avantage pas, nom : Bidaut, profession : interprète. Ça peut servir aussi, après tout.

23 h 30. Plus que cinq minutes. Les contrôleurs s'apprêtent à céder la place aux homologues suisses. L'insouciance s'estompe face à la rigueur. Je vais les regretter, les aquoibonistes péninsulaires.

Jean-Charles installe une couverture et un oreiller sur la couchette du haut. Son visage a déjà changé, ses traits ont redessiné ce masque crispé, comme si tout lui était revenu subitement en mémoire. J'y suis peut-être pour quelque chose.

— Vous allez réussir à dormir sur une vulgaire couchette ?

— Oui, je pense… Demain matin je serai avec mes enfants, il faut que je sois en forme, il faudra que je fasse bonne figure.

— Ils vous manquent ?

— Oui et non… Vous savez, les enfants, on les a toujours un peu avec soi. On voyage beaucoup, avec eux. Vous comprendrez ça, un jour. Dès qu'ils sont en âge d'écouter des histoires, ils s'embarquent avec vous, ils partent, dans la tête…

— Faites-en un autre, au bout de trois on a demi-tarif.

« Rien de spécial ? » a juste demandé le Suisse. Les Italiens avaient l'air méchant et la tête ailleurs. Ils se sont ébroués de quelques flocons de neige, j'ai regardé par la fenêtre, le quai était tout blanc. J'ai demandé si on pouvait commencer à skier, ils ont répondu que non, pas cette année, mais il reste une petite chance en février. Au retour, le Galilée fait un arrêt au poste frontière de Brig. Une nuit ils ont fait descendre un punk avec une crête rose, bière à la main, chaînes au cou, avec juste un tee-shirt lardé de coups de rasoir. Un Suisse m'a demandé, comme une faveur, une couverture pour la lui mettre sur les épaules. Lui aussi devait être père, faut croire.

Un contrôleur suisse arrive chez moi un peu après le départ. Le sourire hypocrite, je lui propose le compartiment libre. Il enlève son imper en plastique sans répondre et sans enthousiasme.

— Je peux y déposer ça ? dit-il en secouant son truc dégoulinant.

Bien sûr, avec plaisir, et celui de votre collègue aussi. C'est la dernière fois, je le jure, que je fais des politesses à un fonctionnaire.