Un quart d'heure plus tard il réapparaît, sec comme un coup de trique.
— T'es prêt ?
— Heu… oui.
Gaffe à ce mec-là. Sa façon de dire « t'es prêt » a réveillé le coupable en moi. Je me demande si je ne l'ai pas eu, déjà, sur un Florence.
— Vingt-neuf passagers, c'est bien ça ?
Je viens de me faire avoir comme un débutant, il a compté tous les voyageurs.
Le dormeur avec. Et je n'ai que vingt-huit billets.
— Vingt-neuf, c'est ça ?
Je suis forcé de répondre oui.
— Bon, on y va. (… Un… deux…)
À chaque nouveau billet je peux lire le décompte sur ses lèvres.
— Dites, je vais passer des vacances à Genève cette année, si je prends le même train je ne change qu'à Lausanne ?
— Lausanne-Genève à 5 h 25, c'est le premier. (… Six… Sept…)
C'est couru d'avance, « il manque un billet ! ». Je serai forcé de le conduire à Jean-Charles, et c'est le flagrant délit de clando, il va lui demander la pièce d'identité qu'il n'a plus… Et les douaniers ne sont pas encore descendus.
— Alors, en sortant du 222 à 0.44, j'ai celui-là à 5.25 ?
— Le 1068, oui… (… Treize… quatorze…)
Impossible de l'embrouiller, cet enflé. Ils m'ont envoyé un mutant.
— Vous dépendez de la gare de Lausanne ?
— Oui.
— Vous connaissez le téléphone ? Au cas où je change d'horaire.
— 25.80.20.20. (… Dix-sept… Dix-huit…)
Il est meilleur que moi, l'enfoiré.
— Dites, j'ai un barème des changes qui date de trois semaines, j'ai pas envie d'y être de ma poche si je vends une place, j'ai le franc suisse à 3.49, si je convertis la contre-valeur en lires ça nous fait quoi ?
— On est à 3.61, la contre-valeur dans tes francs est de… 75,81 si tu fais la couchette à 21 francs suisses, avec une lire à 0,0043, ça nous fait du 17 630 lires. Tu peux arrondir à 17 700. (… Vingt-trois… Vingt-quatre…)
Foutu. Fini. Il arrive au bout.
— Dites, les Suisses, à propos de franc, il paraît que vous allez bientôt entrer dans le Serpent monétaire européen ?
— Quoi… ?
Il a dressé la tête, net, comme un coup du lapin.
— Tu plaisantes ? Quel serpent ? On raconte ça, en France ? Ça veut dire quoi, cette Europe ? Avec votre lire ? Avec votre franc français ? I' se mord la queue votre serpent, tiens…
— Mais votre confédération, elle va tenir le coup longtemps ?
Il éclate de rire. Nous restons quelques instants immobiles. En sortant il marmonne deux ou trois mots inaudibles que je ne lui demande pas de répéter. Je ne peux pas m'empêcher d'éprouver un léger soulagement. Il faut absolument que je raconte ça à quelqu'un. À Jean-Charles, s'il lui reste un peu d'humour, à cette heure de la nuit.
Une coulée de sang lui va du menton à la pomme d'Adam. J'ai eu un mouvement de retrait. Il garde la pointe du nez en l'air, la bouche ouverte.
— Qu'est-ce que…
— Le nez…, gargouille-t-il. Ça coule, comme ça, sans prévenir… Vous auriez un mouchoir ?
Une taie d'oreiller propre. Je préfère qu'il le fasse tout seul. Pourtant, on dirait bien du sang comme les autres.
— Vous avez trop chaud ? J'ai mis le chauffage à fond.
— Non, je ne sais pas comment ça se déclenche. Ne touchez pas aux gouttes sur la banquette, je ferai ça tout à…
Ses narines ont giclé quand il s'est contracté de douleur, les mains crispées sur le ventre. Il souffre. Le bruit du train a décuplé dans mes tympans, je suis là, raide, froid, sans savoir quoi faire. Qu'est-ce qu'on dit dans le livret de prévention des accidents ?
— Hé ho… faites pas le con… qu'est-ce que je fais… ?
— Rien… Je crois que c'est dans la tête… D'habitude je n'ai jamais mal au ventre…
Ça lui arrive dès qu'il est dans la 96, chez Mésange il rayonnait de santé. Dans la tête ou pas je ne peux pas le laisser dans cet état. Il dit toujours qu'il est en sursis, et sa manière de parler de « l'après » a de quoi mettre la trouille à un responsable de voiture-couchette.
— C'est rien, je vous dis.
— Arrêtez de dire ça, avec vos doigts plantés dans la peau du ventre.
J'ai aussi mal que lui.
Le toubib. Si je ne fais pas appel à lui, je risque de le regretter à vie. Jusqu'à ce soir ça allait encore, la transpiration, la fatigue… Mais le nez qui pisse le sang et les douleurs au ventre, là, je ne me sens pas vraiment capable de prendre une initiative.
— Jean-Charles, il y a un médecin, ici. Je vais le chercher.
— Mais non ! Vous n'allez pas décider à ma place ! Personne ne sait ce que j'ai, il ne saura pas quoi faire. Il n'y a que le professeur Lafaille…
— Hier soir vous aviez parfaitement décidé de vous passer de ses services, non ?
Sans l'écouter je pars vers le 6 où le médecin ne dort toujours pas, et ça me fait une corvée de moins. D'abord il va me dire que j'abuse, mais quand il aura vu le dormeur, il comprendra. Deux retraités sont allongés en face de lui mais ne dorment pas.
— Vous allez penser que je le fais exprès mais, voilà, j'ai encore besoin de vos services.
Pas de réaction, un regard muet, une étrange immobilité. Puis, très vite, il referme son livre et éteint la veilleuse. Sacoche en main, il sort en faisant une drôle de mine acerbe, peut-être pour marquer le dérangement, je ne sais pas. L'important c'est qu'il vienne.
Jean-Charles a toujours la tête en l'air avec la taie maculée sur tout le bas du visage.
— Mais ce n'est rien, je vous dis !
Le toubib ne semble pas plus étonné que ça et commence une auscultation à laquelle Jean-Charles se prête sans trop de mauvaise grâce.
— Vous avez mal dans quelle partie du ventre ?
Ils dialoguent par gestes et par le regard. Jean-Charles ne semble pas décidé à parler de sa maladie.
— Vous prenez un médicament en ce moment ?
Une seconde d'hésitation.
— Oui, il prend des pilules à heures fixes, montrez-les, Jean-Charles.
Ma mère dit toujours qu'il ne faut jamais mentir aux médecins et aux avocats. Elle n'a jamais vu d'avocat de sa vie. En bougonnant il sort son flacon, le médecin le saisit d'un geste rapide et garde les yeux rivés sur l'étiquette pendant un long moment.
— Ça ne vous apprendra rien, j'ai une maladie rare !
— On dirait que vous en êtes fier, je dis, agacé.
Le toubib a l'air de revenir sur terre.
— Bon, écoutez, je ne suis pas un spécialiste, mais une chose est sûre, vous ne pouvez pas continuer à voyager dans ce train. Ces pilules sont un traitement expérimental, n'est-ce pas ? Personne ne connaît vraiment les effets secondaires, non ? Il est possible que vos douleurs soient en rapport, mais ça c'est moins grave. J'ai surtout peur de l'hémorragie interne. Quel est le prochain arrêt ?
— Lausanne.
— Il faut tout de suite l'hospitaliser, là-bas. Tout ce que je peux faire pour l'instant c'est une injection qui va le détendre pendant une heure ou deux, il faut absolument éviter de nouvelles crispations.
Il me raconte ça à moi, comme si j'étais son tuteur.
— Une piqûre ! Impossible ! crie le dormeur. C'est le professeur qui s'occupe de ça, qu'est-ce que vous en savez, vous, si une piqûre ne me ferait pas plus de mal que de bien ? Vous ne savez même pas ce que j'ai !
— … Syndrome de Gossage ?
Légère stupéfaction sur le visage du malade.
— C'est marqué sur l'étiquette de votre flacon, dit le toubib. Bon, je vous conseille d'accepter cette intraveineuse avant de descendre.
— Écoutez, docteur, je ne sais pas si je vais descendre, et je crois bien que c'est mal parti. En tout cas, la piqûre, hors de question.