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— Bonsoir…

Il y a eu une petite seconde de blanc, de vide. Un court instant où personne n'a bougé. Et j'ai attendu que les mains se touchent, mais elles ont tardé, je n'ai pas compris. Je me suis dit, pendant cette seconde, qu'il y avait peut-être quelque chose à faire, mais je n'en ai pas eu le courage.

Hypnotisé, la tête vide, j'ai vu la fille agripper la tête du toubib et la cogner contre son genou.

Il est tombé à terre, Jean-Charles a poussé un cri, de la ceinture de son jean, elle a déjà sorti une arme, le toubib l'a sentie dans son cou, elle a hurlé un ordre, sorti l'autre flingue caché dans la poche et me l'a tendu. Tout ça en deux secondes.

— Vous. Mettez ça quelque part.

Le truc dans les mains, je suis resté sans bouger, comme une potiche.

— Remuez-vous ! Faites au moins ce qu'on vous dit !

J'obéis. Sans broncher, sans comprendre. J'ai regardé distraitement dans le couloir avant de sortir, puis j'ai planqué le truc sous le fauteuil de ma cabine.

De son sac à main, elle sort des paires de menottes, on dirait des bijoux, Jean-Charles en saisit une paire et la regarde de très près. Elle m'en tend une autre avec la clé.

— Attachez-le où vous pouvez, pas en l'air. Qu'il puisse rester assis.

À ma montre je lis 2 h 7. Personne n'ose prononcer la moindre parole, pas même elle. Le médecin fait de lents mouvements de mâchoires. Un coup pareil m'aurait cassé les dents. Un tiraillement dans les tripes m'interdit de parler, de demander. Tout se joue sans moi, désormais, et je ressens presque un soulagement à l'idée que quelqu'un d'autre ait repris le contrôle.

— Comment vous sentez-vous ? demande-t-elle à Jean-Charles, sans quitter le médecin des yeux.

— Je ne sais pas… je… qui êtes-vous ?

— Brandeburg sera là, à Lausanne ? demande-t-elle au toubib, qui ne répond rien. Vous, le couchettiste, allez me chercher son passeport.

Elle le feuillette rapidement.

— Vous ne travaillez pas régulièrement pour lui. Votre nom n'est dans aucun fichier, votre tête ne me disait rien.

— Mais qui êtes-vous, bordel ? s'énerve Jean-Charles.

— Je suis plutôt de votre côté, ça vous suffit ? Pour essayer de rattraper la connerie que vous étiez sur le point de faire, passez-moi le mot. Se jeter dans la gueule de Brandeburg… Vous ne vous êtes même pas renseigné sur les activités de ce monsieur. Vous vendez votre peau à un courtier, et vous espérez en tirer quelque chose de bon ?

— Courtier… ?

Le médecin ne dit rien et regarde par la fenêtre.

— Oui, un courtier. Un broker si vous préférez.

— Pas plus…

— Un marchand de sang, quoi. Demandez au monsieur en face de vous, il vous donnera des détails sur le trust Brandeburg.

Mais le médecin s'est calfeutré dans un silence d'où personne ne le sortira. En chœur, nous demandons à la fille de poursuivre.

— Un courtier vit du commerce du sang, il saigne le tiers-monde, toute l'Amérique du Sud pour revendre ses stocks aux pays riches, aux pays en guerre et aux industries pharmaceutiques quand la Croix-Rouge ne peut plus fournir, et c'est le manque permanent. Tout est bon, le sang congelé, lyophilisé, parfois vieux de plusieurs années. Cent fois nous avons essayé de le faire tomber, lui et les quelques autres du même commerce, mais il n'apparaît jamais dans les transactions. Il s'est sorti blanchi de tous les procès. À lui seul il a réussi à faire de la Suisse la plaque tournante mondiale du sang. Ce monsieur, en face de vous, est sûrement au courant.

Imperturbable, le toubib semble concentré sur la nuit vallonnée, la neige, les petites lueurs chaudes des gares que nous traversons.

— Brandeburg sera là ? demande-t-elle à nouveau, sans espérer de réponse.

— C'est qui « nous » ? Vous travaillez pour qui ?

Pour la première fois, le médecin ouvre la bouche. Et sourit.

— L'O.M.S… L'O.M.S. qui se prend très au sérieux, maintenant. Des agents, des revolvers, un réseau… Vous vous êtes équipés.

Jean-Charles s'énerve et moi je suis sur le point de tout envoyer balader, rendre mes billes, allez tous vous faire voir…

— C'est quoi l'O.M.S. ?

— Non mais… vous êtes sérieux ? Vous n'avez jamais entendu parler de l'Organisation Mondiale de la Santé ? Je me suis souvent demandé pourquoi l'opinion publique avait autant de mal à bouger… Je suis sur l'affaire Brandeburg depuis deux ans, et ce soir je ne le louperai pas. Il n'intervient jamais en personne, toute l'année il reste dans ses bureaux, et s'il vous piste à travers l'Europe, monsieur Latour, c'est que vous représentez un gros coup. C'est le professeur Lafaille qui m'a expliqué ce que vous… enfin…

— Ce que je vaux ? Dites-le. Vous connaissez Lafaille ?

— C'est lui qui a fait appel à nous, votre femme est allée le voir dès votre coup de fil et lui nous a jeté un S.O.S., nous sommes les seuls à pouvoir intervenir aussi rapidement. Il a fallu que je me décide en deux heures. Pour nous c'est l'occasion ou jamais d'avoir Brandeburg. Mais pour ça je dois le voir, lui, en personne, faire parler ses hommes de main, les faire témoigner.

Je ne pige pas grand-chose, mais le mot « mondial » m'a rassuré, bêtement. Un truc qui va au-delà des frontières. J'ai supposé une autorité suprême susceptible de me couvrir au cas où je me retrouverais coincé dans un procès ou une grosse embrouille. Après tout, ils me doivent quelque chose. Ils ne peuvent pas me laisser tomber.

— Témoigner… ? répète le toubib. Vous plaisantez ?

— Non, et je compte sur vous, c'est votre dernière chance. Pour l'instant je ne peux rien faire, ni arrêter le train ni faire appel aux officiels. Je dois attendre que Brandeburg monte, il n'est pas question d'engager un nouveau procès sur des présomptions, il s'offre les meilleurs avocats, et personne n'a envie de lui créer d'ennuis. Réfléchissez. À quoi vous servirait de le couvrir ?

Là, je me sens forcé de dire quelque chose. Comme si subitement je voulais faire comprendre que j'étais tout de même ici chez moi.

— Je ne sais pas ce que vous en pensez, madame… enfin, madame de la santé publique, mais je crois qu'il vaudrait mieux mettre Latour à l'abri, ailleurs. On ne peut pas le laisser au milieu de tout ça.

— Vous… vous savez où le mettre ?

— Et si on me demandait mon avis ? hurle le dormeur.

— Je crois pouvoir lui trouver une place. Levez-vous, Latour. Je vous promets que c'est la dernière translation du voyage. Vous pourrez même dormir.

— C'est où ?

— Vous verrez bien, je préfère ne pas en parler devant…, dis-je en montrant le toubib. Et vous, la santé publique, vous restez là, avec votre témoin.

— Ne me donnez pas d'ordre.

Elle n'a plus rien de la jeune fille aguicheuse de tout à l'heure. Maintenant on dirait plutôt une vieille maquerelle aguerrie.

— Vous étiez moins chiante, tout à l'heure, je me permets.

— Ah oui… Parce que vous avez vraiment cru que je vous poursuivais pour vos beaux yeux et votre friture grasse ? Pendant ce dîner ridicule ? Vous avez cherché à me draguer, ça m'a évité des manœuvres d'approche, c'est tout.

— Et pourquoi vous n'êtes pas venue vous présenter directement ? Je ne suis pas du clan Brandeburg.

— Je ne le savais pas avant de monter, il aurait pu vous acheter, vous demander de sagement lui livrer son bien à Lausanne, à la barbe des douaniers. Et puis, personne n'a compris votre jeu.

— Mon quoi ?

— Latour appelle sa femme en lui disant qu'il s'est trompé, que ses contacts en Suisse sont des truands, qu'il rentre à Paris avec le même train qu'à l'aller, qu'il a quelqu'un qui s'occupe de lui, un employé de ce train. Que voulez-vous qu'on comprenne ? Qui est ce « protecteur », pour qui il agit ? Et pourquoi il agit ?