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— J'étais dans le 222, chef. J'ai été obligé de descendre et voilà. J'suis resté à quai.

Stupéfaction. On s'esclaffe, on s'approche de moi.

— Mais comment t'as fait ton compte ?

— Tu risques le blâme… ?

— C'est pas banal, petit !

Ça y est, je suis le petit gag nocturne, celui qui arrive à point pour lutter contre le froid, le sommeil et l'ennui. Il est toujours réconfortant de savoir qu'à cette heure de la nuit, il y a plus à plaindre que soi, malgré la corvée de réserve, loin de sa chaumière. Moi aussi j'en ai fait, des réserves, je les comprends un peu. Ils continuent de se marrer, pas méchamment, c'est le rire de l'aîné face aux bourdes du cadet. Je vais peut-être enfin savoir, cette nuit, si la solidarité cheminote dont on me parle depuis toujours n'est pas une chimère. On m'a dit que ça existait. Que même dans un tortillard de Sumatra je ne serais jamais un voyageur comme un autre. Quand je vais chez mon pote, à Bordeaux, je n'ai qu'à montrer ma carte de roulant pour trouver une place dans la cabine de service des contrôleurs.

Faut voir. De toute façon, je sais que je ne serai plus à la Gare de Lyon à 8 h 19. C'est peut-être mieux comme ça.

— Le premier pour Paris, c'est… ?

— En hiver, t'as le 424 à 7.32. Tu seras chez le patron vers 11 heures…

— 11 h 24, précise un autre.

Je ne suis plus à la minute. Celui qui tient le registre se marre de plus belle.

— Si les gars de chez Hertz étaient ouverts, encore… Tu fais une moyenne de deux cent dix sur l'autoroute et t'arrives en même temps que ton 222. Chez nous elle est gratuite, l'autoroute…

Très drôle.

— Tu vois pas qu'il est désespéré, Michel ? Hé, petit, on va te foutre à la porte ?

— Ben… Y'a des chances.

Là, c'est l'argument choc. La faute professionnelle, le chômage, la misère, la déchéance, le suicide. Pour un Suisse, c'est sûrement le parcours logique.

Le chef du registre regarde par la fenêtre puis consulte un panneau derrière son guichet.

— Hé ! les gars, y'aurait pas moyen avec le postal ?

— Il est parti, non ?

— Tu l'as déjà vu partir deux fois à la même heure, toi ? Logiquement il démarre à 31. Avec ce temps pourri on peut même pas savoir s'il est à quai, regarde voir, Michel…

J'aimerais bien qu'on m'explique. Le Michel se retourne vers moi et me saisit par les épaules.

— T'as deux minutes, petit. Au quai J, raconte-leur ta salade. Fonce…

— Mais foncer où… ?

— Au postal ! Il fait ton parcours ! Étienne, il peut être à Vallorbe à quelle heure ?

— S'il respecte l'horaire c'est du 3 h 10.

Le mien repart à 3 h 20…

J'y crois pas. C'est pas possible. J'y crois pas.

— Mais c'est la fusée Ariane, votre truc ?

— Non, mais c'est quand même français, t'as jamais entendu parler du T.G.V. ? Le T.G.V. postal ? Tu vas me faire le plaisir de cavaler jusqu'au J !

— T'as encore une chance de pas te faire virer. Essaye !

— Fonce !!!

Ni une ni deux je ressors comme un fou furieux et pique un sprint jusqu'au quai J. Là je vois un T.G.V. jaune citron, juste une rame avec trois types qui terminent de charger les sacs postaux, presque dans le noir. Ce sont des Français, complètement réveillés et frigorifiés. Ils m'écoutent balancer ma salade, comme dit Michel, et ça ne les fait pas marrer du tout. Je montre ma carte mais ils ne la regardent pas, et je déballe, tout, presque tout ce que j'ai sur le cœur avec l'énergie du désespoir, ils se rendent compte tout de suite que je suis sincère et que la dernière chose à faire serait de me laisser là, à Lausanne, alors que je veux rentrer chez moi. Ils n'ouvrent pas la bouche, sauf pour me dire de monter, c'est un truc entendu, ça va sans dire. Je ne devrais jamais mentir, les choses parlent d'elles-mêmes quand elles parlent simplement. Je grimpe, essoufflé. Une bouffée de larmes me monte au nez, par surprise, le froid, la précipitation, l'urgence, la franchise, un peu de tout. Je me blottis entre deux sacs et rentre la tête dans mes genoux. Je ne la relèverai qu'après le démarrage.

C'est drôle de voir une bagnole vide, comme un hangar, avec juste des sacs empilés et des casiers plaqués au mur, pour ventiler le courrier. Dès que le train part ils se mettent à bosser, tous les trois, assis autour des piles de lettres, à un bon mètre des casiers. Personne ne s'occupe de moi. Je m'approche un peu pour les voir faire. Ils ont une poignée de lettres dans chaque main, et dispatchent chacune d'elles avec juste un petit coup de pouce, une sorte de déclic qui la propulse comme une torpille dans le casier correspondant. Une à deux secondes par lettre. J'ai envie de leur poser des questions sur cette technique de lancer qui fait zip zip, mais j'ai peur de casser le rythme. J'ai plutôt intérêt à me faire tout petit.

On me tend une bouteille de calva. Pour me réchauffer, je présume. Les deux ou trois goulées sont brûlantes mais efficaces. Laconiques, les types du tri postal, rien ne les distrait. Ça me fait drôle d'avoir le statut de clando, ça me dérange, presque. On ne sait pas où se mettre, on se sent de trop, on a peur d'abuser, on s'en remet aux maîtres de céans. Je comprends un peu mieux pourquoi le dormeur a toujours ce faux air coupable, cette honte sourde d'imposer sa peau. Je comprends aussi l'envie de prise en charge et la responsabilité laissée aux autres, à ceux qui ont l'habitude.

Il est pile 2 h 55. Si tout s'est déroulé comme prévu nous avons déjà dépassé le 222. S'il y avait eu une fenêtre j'aurais attendu ce moment avec nervosité. Je n'aurais sans doute pas vu grand-chose, un flash de trois secondes, cent fenêtres qui n'en font qu'une. J'aurais plissé les yeux pour tenter de discerner un visage connu, une attitude, pour avoir du nouveau, savoir ce qu'ils deviennent, tous, toute cette bande de dingues qui ne demandent l'avis de personne avant de s'installer chez vous avec une idée solide derrière la tête. On verra à Vallorbe, normalement je devrais les rejoindre, en plein pendant la visite des douaniers, ils vont peut-être intervenir manu militari, eux aussi. Après tout, c'est une histoire de contrebande et de passage en fraude. Ils vont mettre un peu d'ordre dans tout ça.

On s'arrête. Déjà.

— C'est la frontière ? je demande.

— Ah non, pas tout de suite, on est à La Sarraz.

— La quoi ? La Sarraz… ?

— Depuis deux mois on fait un petit arrêt technique, on doit raccorder avec deux autres voitures, ça va continuer jusqu'à fin février.

— Mais… on reste ici longtemps ?

— Non, un p'tit quart d'heure. Tu dois être à Vallorbe à quelle heure ?

On m'en veut. C'est Dieu qui m'en veut. Je ne vois pas d'autre explication. IL me fait tomber, IL me ramasse, IL me largue, IL me ramène. IL se fout de ma gueule, bordel ! Merde !

— Mais je ne peux pas rester là, dans un T.G.V. qui s'arrête toutes les vingt minutes ! C'est une connerie !

— Hé ! calme-toi, on t'a pris parce que t'as dit que t'étais dans la merde. Je comprends ton problème mais j'y suis pour rien…

— On est à combien de bornes de la frontière ?

— Une vingtaine.

— Y'a une gare à La Sarraz ?

— Une p'tite. J'ai jamais vu personne mais y'en a une.

J'avance vers lui, main tendue. Il me conseille de rester, peut-être que mon train aura du retard, à cause de la neige, peut-être que le passage en douane sera plus long que prévu, peut-être que la manœuvre va durer moins que d'habitude. Ça fait beaucoup de peut-être.

— T'iras pas loin, à pied. Reste avec nous.