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— Qui ça… ?

Isabelle nous rejoint et Richard lui offre une tasse de café en lui cédant son coin de banquette.

— Je n'ai pas résisté…, fait-elle en se frottant les yeux. Juste deux petites heures… j'ai encore mal aux jambes.

— Vous habitez où ? demande Richard.

— En ce moment je me balade entre l'Italie et la Suisse. Après le procès de Brandeburg, je vais demander à revenir sur Paris. Et vous deux, vous êtes parisiens ?

— Nous sommes frontaliers, comme ils disent.

Elle ne comprend pas vraiment, mais c'est la pure vérité. Entre deux gorgées de café, elle me fixe de ses yeux encore bouffis de sommeil. Si j'essaie de lire dans ses pensées je n'y perçois qu'un doute confus, une curiosité dont la formulation se carambole dans sa tête embrumée. On me regarde différemment depuis une ou deux nuits.

— Je me demande encore… pourquoi… pourquoi vous…

— Pourquoi quoi ? Latour ? Ça travaille vraiment tout le monde ! Si on réfléchit bien, je n'ai fait que mon boulot. Primo, veiller sur le sommeil des voyageurs. Secundo, les acheminer à bon port. Tout le reste ne regarde que moi, et je ne vous cache pas, au risque de décevoir l'opinion et la santé publique internationale, que c'était par pur égoïsme.

Ça ne la satisfait pas.

— Si je vous posais la même question ? je dis.

Elle hésite. Bâille et sourit en même temps.

— En effet. Ce serait trop long. Disons que… « le sang c'est la vie et la vie ne se vend pas ». Slogan…

Si tout le monde y va de sa petite formule on n'a pas fini.

— À propos, je dis, tant que je suis avec une spécialiste, hier j'ai demandé à un contrôleur suisse pourquoi il y avait une croix rouge sur son drapeau.

— Parce que la Suisse a longtemps été le siège de la Croix-Rouge. Pendant la dernière guerre ils ont fourni du sang aux belligérants. C'est une longue tradition. Elle a créé des vocations mercantiles. Et mon boulot, c'est ça.

8 h 2. On approche de Melun. J'adore ce moment. C'est une vraie délectation, toute une enfilade de petites gares de banlieue avec des gens qui attendent, on les imagine toujours déprimés, résignés. Le summum c'est quand nous passons sur le pont de Charenton, juste en dessous de nous il y a déjà un bouchon, sur la nationale Rien que cette image d'un quotidien poussif, morne, nous encourage à rempiler pour le prochain Florence. J'ai choisi ce job pour fuir tout ça. Et c'est un job formidable, je ne regrette rien. Mais ce matin je ne me laisserai pas avoir, je regarderai ailleurs.

— Bon, je vous laisse, je vais voir ce que fait le dormeur.

— Le dormeur ?

— Latour, je veux dire. Il a peut-être besoin de quelque chose, de discuter un peu pour oublier sa crampe.

Des bagages commencent à encombrer le couloir. Ils ont tous retrouvé leur visage, leurs gestes. Prêts à affronter un vendredi 23 janvier, à Paris. J'hésite avant de jeter un coup d'œil chez le médecin et l'Amerlo. Le jour se lève, et j'ai envie de laisser ça à d'autres.

Après une seconde de rien, de vide, j'ai frappé du poing contre une vitre, et ça a fait un boum, sourd, qui a fait sortir Isabelle et Richard.

Tout le couloir m'a regardé. Isabelle a laissé échapper un cri en voyant, dans le 10, les menottes du médecin traîner à terre, avec un des bracelets où sont collés des petits lambeaux d'épiderme et de fines traînées d'une matière gluante et blanchâtre.

L'Américain est là, toujours attaché à la banquette. Il a les yeux levés vers nous, son regard n'est ni amer ni triomphant.

— C'est impossible… on ne peut pas ! fait Isabelle en prenant le bracelet dans sa main.

— Mais non ! Comment… il a…

— Fermez-la ! je hurle. Vous voyez bien qu'il s'est barré !

Isabelle se retourne vers l'Américain et lui demande une explication mais il ne réagit pas.

J'avais posé sa sacoche sur une grille de porte-bagages, et on la retrouve, ouverte sur une banquette, la boîte métallique est sortie, la seringue a roulé par terre, à côté d'une petite flaque et d'un flacon de pommade, ouvert.

— C'est un médecin, je dis. C'est un médecin… Il s'est fait une piqûre.

— D'anesthésiant… Il s'est anesthésié tout le bras !

— Ensuite il a pressé comme un fou, il a écrasé sa main entravée dans le poing gauche.

Mon estomac se réveille en pensant à l'horreur qu'il a dû vivre, il a passé des heures à compresser sa main jusqu'à ce qu'elle devienne molle et inerte, il a peut-être forcé jusqu'à la cassure, le métal a râpé la peau enduite de pommade. Sur le coup, il n'a rien dû sentir. Et tout ça sous le regard d'un autre. L'Américain.

Qu'est-ce qui peut pousser un homme à s'infliger une torture pareille… La prison ? Il a peut-être déjà connu ça, la prison. C'est sûrement une excellente raison. Deux heures d'efforts et presque de mutilation, pour échapper à ça. Le corps humain est une matière compressible, on dit toujours.

Je me retourne vers l'Américain et sans rien dire lui assène un coup de poing de haut en bas. C'est pas beau, de frapper un homme attaché.

— Où est-il ?

Il refuse de dire quoi que ce soit.

Je regarde ma montre, 8 h 10, on passe Villeneuve-Saint-Georges et sa gare de triage. Kilomètre moins 23. On y était presque. Je commence à regretter notre décision de cette nuit, il fallait tout arrêter et se décharger de ces trois dingues. L'un d'eux a désormais les mains libres.

— Où allez-vous ? me demande Isabelle.

— Devinez.

Je fonce dans la 95, chez Latour. En voyant le cadenas toujours en place, je pousse un soupir de soulagement, le médecin n'est pas passé par là. J'ouvre.

La tête de Jean-Charles se tourne lentement vers moi, comme un automate.

Devant lui, j'ai vu.

Le corps de Brandeburg, inanimé, pend de tout son poids sur la menotte. Sa tête, penchée en avant, effleure presque les genoux du dormeur.

Lentement je me baisse vers le corps. Les yeux sont grands ouverts, la bouche est béante et le cou…

Le cou est barré d'un gros trait violacé et noir.

— L'État français va me prendre en charge, maintenant…

Ses yeux sont baignés de larmes qui ne coulent pas.

Un mort. Et un fou.

Je m'approche de lui et prends une voix douce, comme pour parler à un enfant.

— … On y était presque… Vous étiez presque chez vous…

— C'était la seule chose à faire. Il ne m'aurait jamais laissé en paix…

Je ne sais plus quoi dire. Je ne veux plus croiser le regard du mort ni celui du vivant.

— Vous allez mourir en taule.

— En prison ? Pour cette crapule ? On verra… On verra bien… J'ai tué un escroc international… Et la France a besoin de mon sang… Et l'O.M.S. interviendra pour moi… Personne n'a vraiment intérêt à faire tomber tout ça dans le domaine public… Et puis… Ils ne mettront pas en prison… un mourant…

Je marque un temps d'arrêt.

J'observe, un instant, par la fenêtre, le défilement des immeubles de la proche banlieue.

Je sors en portant une main à ma bouche.

8 h 12, on devrait passer le pont de Charenton. Il devient difficile de traverser le couloir. Un couple d'Italiens me demande où il y a un bureau de change. Au fond j'aperçois Isabelle qui se dresse sur la pointe des pieds pour me voir et m'interroger des yeux, je fais un signe de la main. Il faut que je lui dise. Je me suis arrêté un instant pour souffler, en suppliant je ne sais qui de faire arriver le train.

Et tout à coup, elle s'est dérobée, comme happée dans un compartiment.

J'ai senti monter la rage dans tout mon corps, un trop-plein, j'ai tout bousculé sur mon passage, une femme est tombée, Richard était dans ma cabine, pétrifié, il n'a rien osé me dire, j'ai fouillé dans mon sac, le flingue au silencieux, je l'avais bien planqué, j'attendais qu'on me le réclame, quand je suis sorti les gens l'ont vu, ils ont crié, j'ai ouvert le 4, ils se battaient à terre, le médecin tenait dans sa main un truc brillant, une petite lame, il s'est couché sur elle, il a dégagé un genou pour se redresser, il a levé la lame en l'air, j'ai planté le silencieux dans l'intérieur du genou…