– Henri! Henri! ne m’obligez pas à être cruelle!…
– Parlez! Je puis tout entendre…
– Eh bien, je ne vous aime pas! dit Jeanne avec une adorable simplicité.
Henri d’Étioles partit d’un grand éclat de rire qui bouleversa la jeune fille.
– La raison n’est pas valable! s’écria-t-il. Moi, je vous aime… et je vous épouse!
– Monsieur, dit Jeanne suppliante, les mains jointes. Si je vous disais…
– Quoi?… Dites toujours, ma chère fiancée.
– Vous êtes homme d’honneur, murmura la jeune fille d’une voix ardente. Vous ne voudrez pas abuser d’une minute de désespoir… et faire le malheur d’un cœur qui… non seulement ne vous aime pas… mais encore… en adore un autre!…
M. d’Étioles, tranquillement, donna une chiquenaude à son jabot de dentelle.
– Est-ce tout? demanda-t-il d’une voix glaciale.
Jeanne demeura pétrifiée, sans un souffle, les yeux agrandis par l’épouvante, stupéfiée, comme si quelque monstre lui était soudain apparu.
– Or ça, continua Henri d’Étioles, voilà assez de galanteries, ma chère. Si vous le voulez, nous allons parler sérieusement, à cette heure.
– Sérieusement! bégaya la jeune fille toujours debout, mais vacillante d’horreur. Quoi!… Ce que je vous ai dit…
– Ne compte pas! Vous ne m’aimez pas? J’épouse!… Vous en aimez un autre? J’épouse!
– Ah! éclata la jeune fille, pourpre d’indignation, c’est trop d’audace, et je me révolte! Qui êtes-vous, monsieur, pour oser me parler ainsi, dans cette maison, chez moi?… J’avais pitié! Je tremblais du chagrin que j’allais vous causer! Votre étrange attitude suffirait à me délier de vingt serments! Par la mordieu, comme vous dites! vous allez voir si je suis fille à me laisser insulter… Sortez, monsieur!
– Vous me chassez!
– Comme un laquais! Puisque vous parlez à une femme comme un laquais hésiterait à le faire!
– Et moi, je ne sors pas! gronda d’Étioles en se levant à son tour. J’ai parlé en laquais, soit! Je vais agir en maître!
– Oh! c’en est trop! s’écria la jeune fille en s’élançant vers un timbre pour appeler.
D’Étioles étendit le bras. Ses yeux lancèrent un double éclair. Sa voix se fit sifflante:
– Appelle, malheureuse! Je te jure que le coup de timbre que tu vas frapper sonnera aussi le glas pour la mort de ton père!…
– La mort de mon père! bégaya Jeanne foudroyée.
Elle s’était arrêtée, palpitante, une main sur son cœur pour l’empêcher d’éclater.
D’un bond, le petit homme chétif et malingre fut près d’elle:
– M’accordez-vous deux minutes d’entretien?
Elle fit oui de la tête, sans force pour prononcer un mot.
Et lui, la voix rauque, sa petite taille redressée, comme se fût redressée une vipère, le regard enflammé:
– Écoutez, haleta-t-il à mots hachés, vous ne connaissez pas notre bon roi Louis quinzième… notre Bien-Aimé…
Un sourd gémissement déchira la gorge de la jeune fille frémissante.
– Notre Bien-Aimé est capable de tout lorsqu’il s’apprête à lever des impôts nouveaux… de tout, dis-je, même de donner satisfaction aux clameurs du populaire! Or, ces clameurs, en ce temps-ci, accusent fort MM. les fermiers généraux… Et, si je ne me trompe, M. de Tournehem est titulaire de la ferme générale de Picardie.
Jeanne eut un douloureux tressaillement. Un frisson de mort l’agita, la secoua comme une feuille.
– Hier, continua d’Étioles avec le même grondement de sa voix basse, hier, en revenant de la chasse, le roi a signé une ordonnance… une petite ordonnance de rien… Seulement, elle prescrit une enquête sur les comptes des fermes générales… Malheur à MM. les fermiers qui ne seraient pas en règle!… Le moins qui puisse leur arriver, c’est d’être pendus haut et court… à moins qu’ils ne soient de noblesse, comme M. de Tournehem, auquel cas ils auraient le droit d’avoir la tête tranchée sur le billot par le bourreau patenté…
– Oh! je rêve! murmura Jeanne. C’est un cauchemar atroce!…
– Eh bien? reprit d’Étioles avec un effroyable rire. Que dites-vous de ceci: notre roi, Louis le Bien-Aimé, faisant trancher la tête du cher oncle!…
Le désespoir galvanisa la jeune fille.
– Misérable! dit-elle d’une voix qu’elle crut effrayante, mais qui était faible comme un souffle. Misérable, vous savez bien que M. de Tournehem ne peut avoir forfait!
– J’ai la preuve du contraire, ma douce fiancée.
– Mais il est absent depuis de longues années!…
– Mais c’est lui qui a signé toutes les pièces comptables à chacun de ses retours… sans les lire, il est vrai!
– Infamie!… Lui qui vous a fait nommer son sous-fermier!…
– C’est justement ce qui m’a permis de saisir les preuves…
– … les preuves de vos propres vols!
– Hum! Mais c’est lui qui signait!
– Horreur! Horreur!…
– Êtes-vous ma femme? J’innocente votre père. Ne l’êtes-vous pas? Je le tue!
– Votre oncle!…
– Insuffisante parenté! Je ne veux sauver que mon beau-père!
Pantelante, défaillante, Jeanne s’appuya à un fauteuil, tandis que d’Étioles croisait ses bras…
Face à face, ils se mesurèrent du regard.
Ils étaient livides, tous les deux.
Elle eut un haut-le-cœur, et cette fois ce fut d’une voix rugissante qu’elle reprit:
– Savez-vous que vous êtes infâme!
– Après?
– Savez-vous que vous êtes plus hideux que le bourreau!
– Après? Après?
– Savez-vous que je vous hais d’une insondable haine, et que si j’en avais la force je vous étranglerais comme un chien enragé!
– Après? Après? Après?
– Grâce! gémit Jeanne en s’abattant sur ses genoux. Grâce pour moi! Grâce pour lui! Grâce pour mon père!… Si vous saviez comme il a souffert!… Si vous connaissiez la générosité de ce cœur!… Ah! monsieur, vous ne serez pas impitoyable, n’est-ce pas?… Vous avez voulu m’éprouver, peut-être?… Oh! soyez bon… soyez clément… et je vous chérirai comme un frère… et je vous bénirai à chaque heure de ma vie!…
Et, du fond de sa pensée, la malheureuse voyait se lever le fantôme d’une femme qui, comme elle, avait eu à choisir entre les deux tenailles de l’abominable dilemme…
– Ô ma mère!… Au moins, toi, tu aimais celui à qui tu te donnais!… Et malgré sa faute, il était digne de ton amour!… Ô mon père, saviez-vous que votre faute, à vous, retomberait tout entière sur la tête de votre enfant!…
Un ricanement de hyène l’interrompit:
– Vraiment! grondait Henri d’Étioles, vous me faites l’honneur de vous agenouiller à mes pieds! Et puis, je devrais m’estimer bien heureux, n’est-ce pas? Je m’en irai, emportant vos bénédictions!… Merci, cousine!… Oui! je suis laid, je suis affreux! Oui, ma hideur morale est capable de faire oublier ma laideur physique! Oui! petit, souffreteux, étriqué, l’épaule déviée, le visage sans charme, j’ai l’audace de rouler dans ma tête d’avorton des pensées de grand homme! Oui, j’ai résolu que votre splendide beauté couvrirait de ses rayons la misère de ce corps débile…