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Au milieu du salon, il s’arrêta, et, sombre, tragique, fatal, il demanda:

– Est-ce oui?… Est-ce non?…

L’infortunée, dans un geste de désespoir, leva les bras au ciel, et, d’une voix à peine intelligible, prononça:

– Oui!…

– Vous consentez à devenir Mme d’Étioles?

– Oui!

– Vous serez prête demain?

– Oui!…

Les trois oui s’étaient succédés, de plus en plus faibles… le dernier fut comme un souffle d’âme qui meurt…

Henri Le Normant d’Étioles salua profondément de sa place; puis, franchissant la porte, il descendit l’escalier d’un pas ferme et tranquille.

Jeanne-Antoinette, demeurée seule, se releva.

Hagarde, grelottante, elle porta les deux mains à son front brûlant.

– De l’air! murmura-t-elle, de l’air! oh! j’étouffe!…

Chancelante, elle marcha vers l’une des fenêtre, presque inconsciente de ce qu’elle faisait, l’ouvrir d’une secousse fébrile et alla s’appuyer à la rampe de fer du balcon…

L’air la ranima. Elle respira à grands traits, les mains crispées sur le fer, bégayant des mots sans suite:

– Où suis-je?… Qu’est-il arrivé?… Oh! l’affreuse catastrophe!… Perdue! Je suis perdue!…

À ce moment, un grand bruit s’éleva au bout de la rue, du côté du Louvre. Une fulgurante vision lui apparut… C’était, encadré de deux pelotons de chevau-légers en grande tenue, l’épée à la main, lancés au galop dans un roulement de tonnerre, c’était un carrosse qui s’avançait comme dans une gloire, parmi les vivats des bourgeois et du peuple, dans la lueur des épées, dans le tumulte d’une prise d’armes!…

Brusquement, carrosse, gentilshommes, chevau-légers, tout s’arrêta sous le balcon.

Jeanne voulut se rejeter en arrière… ses genoux se dérobèrent… elle dut rester là, cramponnée à l’appui, et pâle, si pâle qu’on l’eût prise pour une morte essayant de sortir du tombeau…

Du carrosse, deux hommes étaient descendus…

L’un était le lieutenant de police Berryer; l’autre, Louis XV, roi de France.

Le roi, de ce pas un peu lourd mais non dépourvu de grâce que signalent les mémoires de son temps, se dirigea vers le grand portail de l’hôtel d’Argenson, suivi de Berryer tête nue, échine courbée.

À l’instant où il allait disparaître, un cri éclatant, un cri dont Jeanne reconnut la voix, dont elle perçut l’intonation de vibrante ironie, retentit sous le balcon:

– Vive le Bien Aimé!…

Et Henri d’Étioles agitait frénétiquement son chapeau en jetant ce cri auquel répondit la clameur de la foule amassée.

Louis XV se retourna, salua de la main le fidèle sujet qui provoquait cet enthousiasme populaire, dont les manifestations commençaient à se faire plus rares.

Machinalement, ses yeux se levèrent… remontèrent jusqu’à au balcon du petit hôtel Régence…

Alors il tressaillit et rougit faiblement.

Jeanne devint pourpre, et un frisson l’agita toute entière…

Une seconde, leurs regards se croisèrent… s’étreignirent.

– Vive le roi! répéta d’Étioles. Vive le Bien-Aimé!…

Louis XV, comme s’il eût voulu rendre à son peuple salut pour salut, se découvrit, et, les yeux fixés sur le balcon, sourit doucement…

La foule cria Vivat… mais le salut royal avait été à son adresse!

Louis XV, alors, disparut sous le porche de l’hôtel d’Argenson.

À bout de forces, Jeanne recula en chancelant jusque dans le salon, et tomba dans les bras de Mme Poisson qui n’avait pas perdu un détail de toute cette scène.

Mais comme, avec cette incroyable énergie qui fut toujours un sujet d’étonnement chez cette étrange fille, elle se remettrait aussitôt de sa faiblesse; comme elle se rapprochait encore du balcon, attirée par le magnétique espoir qui la faisait palpiter; comme enfin ses yeux se fixaient sur le portail d’Argenson ouvert à deux battants, une vision la fit frissonner d’une vague terreur. Une tête pâle et fatale se levait vers elle, comme s’était levée la tête du roi…

Là, du fond de l’ombre du porche, un homme la regardait, comme le roi l’avait regardée.

– L’homme de la clairière de l’Ermitage! murmura Jeanne. Oh! pourquoi me regarde-t-il ainsi? Oh!… Il s’avance… il vient ici que me veut il?…

Pourquoi cet homme entre-t-il dans ma destinée en ce jour de malheur?

IV LE PLACET DE DAMIENS

François Damiens avait pénétré dans l’hôtel d’Argenson à l’heure même où Henri Le Normant d’Étioles pénétrait de son côté dans le petit hôtel Régence de Mme Poisson.

L’hôtel du marquis était un véritable ministère. C’est là que se brassaient les solliciteurs qui se présentaient tous les jours au grand portail que défendait un suisse majestueux et rogue…

La cour était sillonnée par les commis et sous-commis qui allaient d’un bâtiment à l’autre avec des paperasses sous les bras.

Tous ces gens étaient silencieux et glissaient comme des ombres.

Mais cela faisait des allés et venues que Damiens remarqua tout aussitôt: une sorte de satisfaction parut un instant sur son visage comme s’il eût peut-être espéré que, parmi tous ces solliciteurs et tous ces commis, il passerait inaperçu…

Mais à peine eut-il franchi le portail que le suisse l’interpella:

– Eh! l’ami… où vas-tu?

Ce suisse tutoyait les pauvres hères: le tutoiement est la forme de l’affection ou du mépris…

Sans attendre la réponse, il ajouta:

– Si tu as une lettre, remets-la au concierge.

François Damiens hocha la tête en signe d’approbation et se dirigea à gauche vers une grande porte vitrée que le suisse venait de lui désigner. Une homme, assis à une table dans une pièce sévèrement ornée, écrivait sur un registre.

– Que voulez-vous? demanda-t-il sans lever la tête.

– Monsieur, fit Damiens de cette voix sourde, étrangement timide et parfois métallique et sonore qui lui était particulière, monsieur, je voudrais… parler à M. le ministre…

– Donnez votre audience.

– Mon audience?

– Oui, dit le concierge en se redressant; votre lettre d’audience… Vous n’en avez pas?… Ah çà, vous croyez donc qu’on entre chez M. le marquis d’Argenson comme au cabaret?

– Excusez, monsieur, dit Damiens avec une grande douceur; excusez, je ne savais pas…

– Eh bien, écrivez alors! Dans un mois ou deux au plus tard, vous serez convoqué, si toutefois M. le directeur du service des audiences a obtenu de bons renseignements sur vous…

Une vive contrariété se peignit sur les traits de Damiens. Son front se plissa. Un profond soupir gonfla sa poitrine. Il esquissa un pas de retraite.

– Pauvre diable! murmura le concierge. Vous arrivez sans doute du fond de votre province?

– De Béthune, monsieur.

– Voyons… Comment vous appelez-vous?

– Jean Picard, répondit Damiens sans hésiter.

– Et vous cherchez un emploi, hein? Je connais ça! Combien j’en ai vu arriver de hères comme vous attirés à Paris par l’espoir, et puis… qui finissaient dans quelque prison. Tenez… votre visage pâle et triste me revient… je vais vous donner un bon conseiclass="underline" retournez-vous-en dans votre village.