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Celui qui venait d’entrer était un homme entre deux âges, corpulent, court sur jambes, la face rougeaude, les yeux clignotants, la lèvre lippue; il prisait à chaque instant; sa figure, aux traits accentués par la nature, mais aveulis par les passions basses, portait les stigmates du vice. Il était vêtu avec une richesse de mauvais aloi. Son habit, un peu trop éclatant, portait des traces de vin; son gilet à basques était de satin, mais il avait des accrocs; il avait des boucles d’or à ses souliers, mais ces souliers étaient boueux. Son tricorne était un peu posé de travers sur sa perruque.

– Ouf! dit-il en se laissant tomber sur un fauteuil. Qu’il fait chaud!…

– Et soif? dit Jeanne d’un ton câlin en venant s’asseoir près de lui.

– Ma fille, dit l’homme en riant d’un rire épais, rappelle-toi bien une fois pour toutes ce que dit papa Poisson… Noé Poisson… Eh bien, il fait toujours soif, été comme hiver, automne et printemps… la soif, vois-tu… c’est la grande amie de l’homme… car un homme qui n’a pas soif, eh bien, il ne boit pas, le malheureux!

– Et vous, vous avez toujours soif? dit Jeanne en surmontant le dégoût que lui inspirait le personnage.

– Toujours, ma fille!… Mais comme te voilà gentille aujourd’hui!… Ce n’est pas pour t’en faire le reproche, mais toutes les fois que je viens ici… tous les quinze ou vingt jours… c’est à peine si tu adresses la parole à ton pauvre père! Ton pauvre père! ajouta-t-il en exhibant un ample mouchoir rempli de grains de tabac, et en s’essuyant les yeux.

Fut-ce la douleur? ou le tabac qui pénétra sous les paupières?… Il est certain que ces yeux, incontinent, se remplirent de larmes, de grosses larmes authentiques.

– Tu vois, dit-il, j’en pleure!… Qu’est-ce que je disais?… Ah! oui… que j’ai toujours soif. Je ne sais trop comment cela m’arrive, mais plus je bois, plus j’ai soif… Seulement…

– Seulement?… Voyons, racontez-moi vos petits chagrins…

– Mais comme tu es donc gentille aujourd’hui, fillette!…

– Que voulez-vous, fit Jeanne en frissonnant… il y a des jours où je suis si heureuse que je tâche de rendre tout le monde heureux autour de moi!…

– Ah! oui… je sais… il paraît que demain est un grand jour… et qu’il faudra que je me mette sur mon grand tralala… bon!… mais si tu es heureuse, je ne le suis pas, moi!… Comprends-tu cela? Je suis dans un jour de soif enragée, et je n’ai pas d’argent!

– Vraiment?…

– C’est la vérité pure. À telle enseigne que mon ami Crébillon m’a soutenu tout à l’heure que j’étais ivre… Ivre! moi!… Tu vois, cela me fait pleurer…

Il est sûr que rarement Noé Poisson avait été aussi ivre que ce jour-là.

Jeanne se tordait les mains de désespoir.

Poisson aurait-il assez de sang-froid pour porter la lettre?…

Elle se posait cette question avec une angoisse grandissante. Mais, d’autre part, l’ivresse manifeste du personnage n’était-elle pas une garantie contre toute trahison?

– Écoutez! fit-elle en prenant tout à coup son parti. Vous avez besoin d’argent? Je vais vous en donner.

Et elle fit luire aux yeux de l’ivrogne une bourse qui contenait une dizaine de louis.

Poisson étendit vaguement les mains, tandis que son œil atone s’enflammait soudain.

– Oh! oh! fit-il simplement, mais sur le ton de la plus profonde tendresse admirative.

– Cette bourse est à vous, à condition que vous me rendiez un léger service.

– Dix services! cent services! mille et mille services!

– Prenez cette lettre, continua Jeanne… Bien… Lisez l’adresse… rue Saint-Honoré… Vous y êtes?… Bien… Cachez la lettre dans la plus secrète de vos poches… Bien… Attendez, refermons bien votre gilet… Maintenant, vous allez me jurer deux choses.

– Je les jure! dit Poisson en étendant la main.

– Attendez! s’écria Jeanne avec la patience d’une âme désespérée. La première, c’est de sortir de cet hôtel sans parler à personne… vous entendez? à personne!

– C’est dit!…

– La deuxième chose que je vous demande, c’est d’aller jusqu’à la rue Saint-Honoré sans vous arrêter… Si vous voyez un cabaret, tournez la tête…

– C’est dit, fillette!… à moi la bourse!

Jeanne lui tendit la bourse que l’ivrogne soupesa un instant, qu’il porta ensuite à ses lèvres et qu’il finit par faire disparaître dans une de ses poches.

La jeune fille joignit les mains.

– Je vous en supplie, ajouta-t-elle avec une telle ardeur que l’ivrogne en fut ému, je vous en supplie, faites que cette lettre arrive à son adresse au plus tôt…

– Je pars! répondit Poisson. Je veux que tous les diables de l’enfer m’étranglent si je dis un seul mot à personne ici, pas même à ma tendre épouse… Je veux être condamné à la soif à perpétuité si je m’arrête dans un seul cabaret avant que la lettre soit remise!…

Poisson s’éloigna avec cette gravité spéciale des ivrognes qui ne veulent pas tituber.

Jeanne, les mains jointes, une flamme d’espoir dans les yeux, le vit s’éloigner aussi rapidement que le lui permettaient les fumées qui obscurcissaient en lui le sens de la ligne droite…

Noé Poisson était ivrogne.

Il n’était pas mauvais cœur.

Jeanne le savait incapable d’une trahison.

– Dans une heure, songea-t-elle, le chevalier d’Assas aura ma lettre! Je suis sauvée!…

Et lorsqu’une demi-heure plus tard, M. de Tournehem entra à son tour dans l’atelier-salon, elle courut, légère et gracieuse, à sa rencontre et se jeta, toute radieuse, dans ses bras.

– Mon père!… mon bon père!…

– Ainsi, fit M. de Tournehem en la serrant sur son cœur, c’est donc bien vrai, toute cette histoire que m’a racontée mon neveu?… Vous vous aimez?… Tu l’épouses?… Tu es heureuse?…

Jeanne, toute frissonnante, ferma les yeux, et d’une voix ferme qui rendait irrévocable l’affreux sacrifice elle répondit:

– Oui, mon père!…

VI LE CHEVALIER D’ASSAS

La nuit tombait. Après une journée radieuse, un crépuscule d’une infinie tendresse jetait sa mélancolie sur le vieux Paris qui déjà semblait s’assoupir.

C’est à cette heure indécise où l’obscurité naissante luttait avec les dernières clartés du ciel dans les rues étroites où les rares lanternes de nuit ne s’allumaient pas encore, c’est à cette minute exquise de calme et d’apaisement qu’un jeune cavalier franchit la porte du Roule au pas de son cheval écumant et harassé.

Une rêverie profonde, un sourire inquiet des lèvres, une sorte d’extase aux yeux d’une lumineuse franchise, voilà ce qu’on eût pu lire sur la physionomie de ce cavalier si charmant par la jeunesse du visage, si séduisant par la svelte élégance de l’attitude, que nous avons entrevu sur la route de l’Ermitage à Versailles: le chevalier d’Assas!

Pauvre enfant dont le front pur semblait déjà se nimber dans une auréole de sacrifice!

C’était le soir même de ce beau jour d’automne où, dans la clairière ensoleillée, sous les frondaisons pourpres, il avait eu cette adorable vision qui l’avait tant bouleversé, et où il s’était heurté avec tant de soudaineté aux deux événements qui, avec le plus de force, peuvent faire battre un cœur de vingt ans, un noble cœur à l’aube de la vie: