– Jeune homme, dit le comte en abandonnant la main qu’il venait d’examiner, vous me plaisez. Vous avez du courage et de l’esprit; vous avez la beauté du corps et la beauté du cœur; vous avez la jeunesse, l’enthousiasme qui est la poésie du cerveau… oui, tous ces trésors sont en vous. Veillez sur eux, veillez sur vous-même. Gardez-vous de la haine… et surtout, gardez-vous de l’amour!…
Une extraordinaire agitation fit palpiter le chevalier.
– Monsieur, dit-il d’une voix basse et ardente, qui êtes-vous?… Inconnu de moi, vous m’inspirez des sentiments qui m’étonnent… Que voulez-vous me dire?… Parlez, je vous en supplie… vous en avez trop dit ou pas assez!
Saint-Germain regarda le jeune homme avec une indéfinissable pitié.
– Enfant, dit-il, – et bien qu’il parût à peine trente ans, ce mot ne paraissait pas déplacé dans sa bouche, – enfant, défiez-vous des femmes… et surtout des reines.
– Des reines!… Oh! monsieur, ce que vous me dites est si étrange…
– Des reines! Ai-je dit des reines?… Ou bien, des femmes qui peuvent l’être. Adieu. Méditez ce conseil que je vous donne de retourner au fond de votre province. Et cela non pas demain, non pas ce soir, mais dès cette minute, dès cette seconde. Fuyez, jeune homme, fuyez! L’air de Paris est pour vous un poison mortel. Fuyez à l’instant!…
Et plus gravement encore, le comte de Saint-Germain ajouta:
– Demain, il sera trop tard. Vous m’entendez?… Demain!…
Le chevalier, en proie à un malaise mystérieux où il y avait un fond de terreur irraisonnée et de curiosité poussée au paroxysme, allait poser une nouvelle question.
Mais déjà le comte avait pris place dans le carrosse auprès du blessé toujours évanoui, et la voiture s’éloignait au pas. À mesure que s’augmentait la distance entre le carrosse et lui, le chevalier sentait diminuer l’étrange impression d’angoisse qui l’avait accablé; et enfin, lorsque le lourd véhicule eut atteint le sommet de la rampe qui, du Port aux pierres, conduisait au Cours de la Reine, et eut disparu derrière un massif de vieux ormes, d’Assas respira longuement.
C’est à peine s’il se souvenait du duel, du comte du Barry, de la victoire qu’il venait de remporter. Toutes ses pensées évoluaient autour du singulier personnage qui, avec tant d’insistance, lui avait conseillé de fuir Paris.
Quitter Paris!… Sans l’avoir revue!… Sans s’être enivré encore de sa douce image et de sa voix plus douce encore! Oh! jamais!…
À ce moment une main le toucha au bras. Il tressaillit violemment comme un homme arraché soudain à quelque rêve; et, se retournant, il se vit en présence de celui qui lui avait servi de témoin et qu’on avait appelé M. Le Normant d’Étioles.
– Ah! monsieur, s’écria-t-il, je vous dois mille remerciements!… Mais comment se fait-il…
– Que je n’accompagne pas du Barry blessé?… Pour deux raisons, mon cher monsieur. La première et la plus valable, c’est qu’ayant accepté d’être votre témoin, c’est à vous que je me dois, même après le duel; la seconde, c’est que du Barry a près de lui en ce moment quelqu’un qui lui sera plus utile que tous les amis du monde.
– Le comte de Saint-Germain serait-il donc médecin? fit vivement d’Assas.
– Heu! Il est médecin, il est sorcier, il est un peu tout ce qu’il vous plaira…
– Le connaissez-vous?
– Comme tout le monde à Paris…
– Excusez ma curiosité indiscrète peut-être. Mais cet homme a fait sur moi une telle impression…
– Que vous voudriez bien savoir au juste qui il est! Mais voilà justement le hic. Tout le monde connaît M. le comte de Saint-Germain, et nul ne l’a pénétré. Les uns le disent riche comme un nabab des Indes, les autres soutiennent qu’il n’a pas le sou; il est peut-être Italien ou Roumain, ou peut-être Grec ou Maltais, à moins qu’il ne soit Arabe ou Égyptiaque… à moins encore qu’il ne soit tout bonnement de Pontoise.
«Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il mène grand train, que le roi lui-même a admiré la beauté de ses équipages et qu’il porte toujours sur lui une collection de diamants à faire envie à une favorite du sultan. Pour en revenir à notre, ou plutôt à votre blessé, soyez sûr que Saint-Germain le guérira promptement.
– Je le souhaite de tout mon cœur, dit le chevalier.
Les deux hommes s’étaient mis en marche depuis un moment. Ils atteignirent le Cours de la Reine, et d’Étioles montrant un carrosse qui stationnait:
– Ma voiture est à votre disposition… Si fait! ne me remerciez pas… Où voulez-vous que je vous conduise?
Et il poussait le chevalier avec une cordialité qui n’était pas sans surprendre le jeune homme.
Celui-ci finit par donner son adresse, et d’Étioles jeta un ordre au valet de pied:
– Touche aux Trois Dauphins, rue Saint-Honoré…
Ce que d’Étioles ne disait pas, ce que le chevalier ne s’expliquait pas, nous avons, nous, le devoir de le dire et de l’expliquer.
Pendant les dix minutes qu’avait duré le combat, d’Étioles n’avait cessé d’examiner le chevalier d’Assas. Il admirait sa souplesse et son sang froid, la merveilleuse agilité de ses parades, la promptitude redoutable de ses attaques. Il admirait surtout l’évidente insouciance, le téméraire courage du jeune homme dont la souriante intrépidité semblait se doubler d’une force de poignet exceptionnelle.
Et des projets, à peine éclos dans l’esprit de Le Normant d’Étioles, se développaient avec la rapidité, la méthode et la volonté qui font la puissance des hommes résolus à parvenir à tout prix, par toutes les voies, au but lointain et ténébreux qu’ils se sont fixé…
Le Normant d’Étioles avait un but dans la vie… lui!
Et ce but devait être quelque chose de formidable; car, parfois, dans le silence des nuits qu’il passait à rêver et à combiner, cet homme s’épouvantait lui-même.
Lorsque d’Assas toucha son adversaire, la résolution d’Étioles était prise:
– Je suis faible, inhabile aux armes, sans force et sans courage physique. Pourquoi n’aurais-je pas près de moi quelqu’un qui serait fort pour moi, habile pour moi, courageux pour moi! Tout se paie, même le courage… Moi qui n’ai rien… rien que ma pensée! j’ai du moins de l’argent pour acheter la bravoure et l’adresse qui me manquent!… Il faut que je m’attache ce jeune homme!
Dans le carrosse, pendant le trajet du Port aux Pierres à la rue Saint-Honoré, d’Étioles s’attacha à inspirer une certaine sympathie au chevalier. Peut-être y réussit-il en partie. L’âme du jeune homme était comme ces merveilleuses lyres qui, suspendues, vibraient au moindre souffle des zéphyrs… Elle vibrait, cette âme, à toutes les affections, à tout ce qui lui apparaissait sincère… Il avait besoin d’aimer, et la pitié que lui inspira la mine souffreteuse de son compagnon fit plus que toutes les avances de ce dernier.
Au moment où le chevalier allait descendre du carrosse, d’Étioles lui prit la main et lui dit:
– Ma foi, mon cher monsieur, je me sens porté vers vous d’affection vive comme si je vous connaissais depuis mon enfance. Laissez-moi donc vous traiter comme un ami…
– Vous m’honorez grandement, monsieur.
– Vous traiter comme un ami, reprit d’Étioles, en vous annonçant une bonne nouvelle… bonne pour moi, tout au moins: je me marie.
– Je vous en félicite, dit sincèrement le chevalier qui jeta un regard de compassion sur la taille déviée de d’Étioles.