– Cela suffit, dit Saint-Germain en tressaillant. Je sais maintenant à qui est cette maison. Et vous dites que le chevalier est là dans cette maison?…
– Il y a une cour derrière; au fond un pavillon; le chevalier est dans celui de gauche; il est joyeux et inquiet, il est triste et gai; il relit un billet… Oui, je vous entends… ce qu’il y a sur ce billet?… attendez… je ne peux pas lire… j’y suis!… Il y a que le chevalier doit se rendre à dix heures ce soir à la maison du quinconce, et qu’il la verra sortir… et qu’il doit la conduire dans le pavillon à droite…
– Y a-t-il d’autres personnes, dans le pavillon de droite? demanda Saint-Germain.
– Un valet seulement.
– Et dans les autres pavillons? regardez bien…
– Dans celui du fond, personne!… Dans celui de droite, un homme et une femme… vous me les avez désignés sous le nom de comte et comtesse du Barry.
– Ah! ah! fit Saint-Germain en tressaillant. Cela devient limpide. Entendez-vous ce qu’ils disent?…
– Ils ne se disent rien…
– Alors, mon enfant, je suis obligé de vous demander un gros effort…
La dormeuse se raidit encore davantage.
Saint-Germain étreignit ses mains dans les siennes et reprit:
– Écoutez ce que chacun d’eux se raconte à lui-même…
Eva, pendant près d’une demi-heure, parut faire un prodigieux effort. Haletant, la sueur au front, penché sur elle, Saint-Germain ne la perdait pas de vue et continuait à serrer ses mains.
– Je ne peux pas! murmura la dormeuse en râlant.
– Il le faut! ordonna durement Saint-Germain. Allons! Encore un effort… écoutez… entendez-vous?…
– J’entends! fit Eva dans un souffle.
– Bien, mon enfant, très bien… Vous êtes admirable…
Une expression de fierté et d’indicible bonheur se répandit sur le visage convulsé de la dormeuse.
– Maître! dit-elle, j’entends! J’entends très bien…
– Écoutez ce que la femme se dit…
– Elle se dit qu’elle sera souveraine à la cour de France… et que dès qu’elle pourra… elle fera arrêter un M. Jacques… et le comte du Barry… elle les voit à la Bastille… elle sourit… Maintenant, elle voit le roi… maintenant, elle voit le chevalier d’Assas… elle ne veut pas qu’il meure, elle veut le sauver… maintenant, elle voit Mme d’Étioles…
– Assez, mon enfant… Écoutez du Barry… que se dit-il?…
– Des choses remplies de désespoir et de haine surtout…
– De la haine?… Contre qui?…
– Contre le roi… contre Jacques, contre vous, mon cher seigneur!… Oh! le misérable!… prenez garde!…
– Ensuite, mon enfant!…
– De la haine, toujours! Contre la femme qui est près de lui… contre Mme d’Étioles… contre le chevalier… il va le tuer, il prépare le meurtre, il cherche l’heure favorable… il le tuera dans l’entrée du pavillon lorsque le chevalier sortira… il ne sait pas encore comment il le tuera…
– Assez, mon enfant! dit Saint-Germain à bout de forces lui-même. Ne regardez plus, n’écoutez plus. Revenez à moi…
Un sourire radieux transfigura le visage de la dormeuse.
– Écoutez-moi, reprit le magnétiseur. Pendant toute mon absence, je vous défends la tristesse, vous m’entendez bien? Vous songerez que je vais bientôt revenir, que je pense à vous, et vous serez heureuse… je le veux… Maintenant, dormez en paix, mon enfant… Vous vous réveillerez dans deux heures…
La raideur cataleptique disparut alors presque soudainement.
Saint-Germain fit quelques passes sur le front d’Eva qui, allongée sur le divan, prostrée par une extrême fatigue, parut passer sans secousse du sommeil magnétique à un souriant et heureux sommeil naturel.
Alors le comte de Saint-Germain déposa un long baiser sur le front de la jeune femme qui, sous ce baiser, tressaillit…
Puis il passa dans sa chambre, se défit rapidement du costume qu’il portait, se dépouilla de tous ses bijoux et revêtit un vêtement de bourgeois modeste, d’une couleur neutre.
Seulement, sous ce vêtement, il avait revêtu une cotte de mailles, – un de ces chefs-d’œuvre des armuriers de Milan dont les mailles légères, serrées comme celles d’un tissu de lin, pouvaient arrêter une balle et émoussaient la pointe des poignards. Alors, il appela un domestique et lui dit quelques mots.
Moins de cinq minutes plus tard, le valet revint en disant:
– La voiture de monsieur le comte est prête.
Saint-Germain descendit et, dans la cour de l’hôtel même, monta dans une berline d’aspect très modeste, mais attelée à un cheval qui avait toutes les qualités apparentes d’un trotteur de premier ordre.
– Vous arrêterez aux premières maisons de Versailles, dit-il au cocher. Et vous me réveillerez.
La voiture s’ébranla aussitôt.
Le comte de Saint-Germain s’étendit sur les coussins et murmura:
– Je vais dormir jusqu’à Versailles. C’est plus qu’il ne m’en faut pour me reposer de cette rude séance…
Dix secondes plus tard, il dormait profondément, tandis que la berline roulait dans la section de la route de Versailles au grand trot de son cheval…
XXXV LA COMTESSE DU BARRY
On a vu que Louis XV avait lu le billet que M. Jacques avait fait parvenir à Lebel par le comte du Barry. Le roi, qui s’apprêtait à se coucher, s’était aussitôt fait habiller et était secrètement sorti du château, accompagné de son valet de chambre.
Minuit sonnait au moment où Louis XV et Lebel franchirent la grille du château et s’élancèrent.
Vingt minutes plus tard, ils arrivaient à la petite maison.
– Tu m’attendras ici! dit Louis XV sans se soucier du froid très vif auquel il condamnait son valet de chambre pour de longues heures peut-être.
– Oui, Sire! dit Lebel qui en lui-même songea:
«Égoïste!… Voilà le roi tout entier. Que je meure de froid dans ce brouillard d’enfer, que lui importe! Il prendra un autre valet, et tout sera dit. Mais patience!…»
Pendant que Lebel pestait ainsi, le roi s’était dirigé droit à la porte de la maison.
Il frappa comme il avait l’habitude de faire… La porte s’ouvrit à l’instant même…
Le cœur du roi lui battait fort dans la poitrine. Les termes du laconique billet qu’il avait lu flamboyaient devant ses yeux.
«Mme d’Étioles s’ennuie. Elle est décidée de regagner Paris dès demain.»
C’était cette dernière phrase qui l’avait bouleversé… Celui qui avait dicté le billet connaissait bien l’âme de Louis XV.
– Regagner Paris!… S’en aller!… Fuir!… Morbleu! songeait le roi, c’est donc en vain que j’aurai exécuté ce hardi enlèvement qui eût fait pâlir de dépit jusqu’à Lauzun et à Richelieu!… Nous allons bien voir!…
La porte s’était ouverte au premier appel du roi. Louis XV vit que l’entrée et l’escalier étaient obscurs: aucune lumière!… Il eut un instant d’hésitation…
Nicole, qui en cette circonstance jouait le rôle de Suzon, saisit le roi par la main… Car tout le personnel de cette maison ignorait ou était censé ignorer la qualité de l’homme qui venait y chercher ses plaisirs…
– Est-ce toi, Suzon? fit Louis XV.