En s’adonnant aux caresses d’une autre, il avait agi instinctivement, comme tous les amoureux de tous les âges et de tous les temps, qui, avec cette belle logique qui les caractérise, se vengent des dédains de l’ingrate aimée en se pendant au cou d’une autre.
On conçoit aisément que, dans ces dispositions d’esprit particulières, le roi ne pouvait voir que d’un fort mauvais œil M. d’Étioles, c’est-à-dire le mari de l’ingrate, de la perfide Jeanne, et que sa jalousie surexcitée au plus haut point devait fatalement se détourner en partie sur la tête de celui qui, mari ou amant, avait eu le bonheur de presser entre ses bras la femme aimée.
Mais, sentiment bizarre et humain, en même temps que le roi sentait en lui une fureur jalouse contre ce mari, il éprouvait une âpre satisfaction à se dire que cet homme, comme lui, quoique d’une autre façon, était trompé et bafoué, et volontiers, si le rang ne l’eût retenu, il eût serré la main de ce confrère en infortune amoureuse, en lui disant sur un ton de condoléance:
– Mon pauvre ami!…
Toujours est-il que, pour ces raisons ou d’autres qui nous échappent, l’accueil du roi fut glacial et donna le frisson au malheureux d’Étioles.
Rassemblant tout son courage, le financier commença d’une voix qui tremblait un peu:
– Sire, je viens confier à mon roi un secret qui touche à mon honneur et plonge dans la douleur la plus profonde un des sujets les plus dévoués de Votre Majesté.
D’Étioles s’arrêta sur ce préambule.
Le roi ne fit pas un geste, ne dit pas un mot.
Toujours froid, impassible, l’air plutôt indifférent, il attendit.
D’Étioles continua donc:
– Je me suis marié tout récemment et je dois avouer à Votre Majesté que j’ai la faiblesse d’adorer ma femme… fort jolie, du reste…
Toujours même mutisme obstiné de la part du roi.
– Or, reprit d’Étioles légèrement interloqué, or cette femme, ma seule joie, mon honneur, ma vie; cette femme objet de mon culte, – et des sanglots savamment gradués rythmaient ces mots -, cette femme sans qui la vie n’est plus rien pour moi, cette femme, Sire… elle a disparu!
Si maître de lui que fût le roi, il tressaillit imperceptiblement.
Son œil se fixa plus attentivement sur d’Étioles, cherchant à pénétrer la pensée secrète de cet homme.
Mais de même que le tressaillement du roi avait échappé à Henri, de même la physionomie de celui-ci, empreinte d’une douleur profonde, ne livra rien au roi qui, pourtant, rompit le silence qu’il avait gardé jusque-là et demanda sur un ton parfaitement indifférent:
– Ah! mon Dieu! serait-il arrivé malheur à Mme d’Étioles?
– Hélas! non, Sire!
– Comment, hélas?
– Que Votre Majesté pardonne à ma douleur… à mon émotion… je me suis mal exprimé… j’ai voulu dire que Mme d’Étioles a été enlevée.
À son tour d’Étioles regardait fixement le roi.
Mais, au lieu du trouble qu’il s’attendait à voir sur sa physionomie, Louis XV répondit tranquillement:
– Enlevée!… Mme d’Étioles!… que me dites-vous là?…
Et le ton sur lequel ces paroles étaient prononcées semblaient dire:
– Que voulez-vous que cela me fasse?
Cependant le roi observait de plus en plus attentivement la face inquiète de son interlocuteur.
Henri, de son côté, sentait la colère le gagner en constatant le peu d’effet que ses paroles produisaient sur Louis XV.
Néanmoins il se contint et répondit sur un ton larmoyant:
– La vérité, Sire!
– Eh bien?… fit Louis XV, que voulez-vous que j’y fasse?…
Et l’œil du roi se fixait, légèrement narquois, sur d’Étioles qui frémissait, mais qui néanmoins répondit respectueusement:
– Sire, j’ai eu l’honneur de dire à Votre Majesté que j’avais le malheur d’aimer follement ma femme, en sorte que… je tiens à la retrouver…
– Mais, fit le roi toujours goguenard, je n’y vois pas d’inconvénient… si c’est votre idée…
– Mais, pour retrouver Mme d’Étioles, encore faut-il que je sache où elle est…
– C’est assez juste, en effet, fit le roi… Eh bien! mais… savez-vous où elle est, cette chère Mme d’Étioles?…
– C’est ce que je viens demander à mon roi, répondit froidement d’Étioles qui pensait étourdir Louis XV par cette audacieuse réponse.
– Plaît-il?… vous dites?… fit le roi d’un air souverainement hautain.
– Je demande humblement à Votre Majesté qu’il lui plaise de me dire en quel endroit est cachée ma femme… ma femme que j’aime… répéta fermement d’Étioles qui pensait:
«Tire-toi de là, maintenant.»
– Holà! fit tranquillement le roi, êtes-vous fou, mon maître?… le chagrin d’avoir perdu cette chère Mme d’Étioles que vous aimez tant vous a-t-il troublé la raison à ce point?… Vive Dieu! suis-je donc chargé de la garde des femmes de mes sujets?…
– Sire!… balbutia d’Étioles qui frémissait de rage.
– Prenez garde, monsieur, fit le roi d’un ton d’autant plus terrible qu’il paraissait plus calme, prenez garde… vous jouez un jeu dangereux… terriblement dangereux… je vous en avertis!
D’Étioles était complètement dérouté par l’attitude imprévue du roi. Une rage froide s’était emparée de lui devant les obstacles auxquels il se heurtait.
Il était convaincu que le roi jouait au plus fin, et comme il n’était pas disposé à se laisser jouer, il était formellement résolu à employer les grands moyens et à accuser catégoriquement le roi, si celui-ci s’obstinait à feindre ne pas comprendre à demi-mot.
Pourtant ce n’était là que le moyen suprême… bon à employer en dernier ressort… lorsqu’il sentirait la partie perdue…
Jusque-là il fallait se maîtriser et s’efforcer d’atteindre son but en employant la fourberie et la persuasion tour à tour.
C’est pourquoi, devant l’avertissement du roi, il jugea prudent de battre en retraite et répondit hypocritement:
– Je vois que j’ai eu le malheur de déplaire à Votre Majesté!…
– Vous, monsieur!… allons donc!… fit le roi avec un mépris si évident que d’Étioles se sentit comme souffleté et devint blême. Enfin, monsieur, où voulez-vous en venir? reprit le roi.
– Si je me suis permis de m’adresser directement au roi, fit d’Étioles, c’est que je connais le ravisseur de ma femme…
Et d’Étioles dévorait littéralement le roi des yeux, s’efforçant de lui faire comprendre par une pantomime bien réglée que s’il ne le disait pas, il savait du moins que le ravisseur de sa femme, c’était Louis XV lui-même.
Mais le roi resta impassible et répondit froidement:
– Au fait, monsieur, où voulez-vous en venir? Qui accusez-vous? Que voulez-vous?
Devant ces questions nettes et catégoriques, il n’y avait plus à tergiverser; il fallait répondre nettement et catégoriquement.
Accuser le roi lui-même!… il n’y fallait pas songer… c’était risquer bêtement sa tête, car l’assurance et l’impassibilité du roi étaient telles que le financier arrivait à se demander s’il n’avait pas fait fausse route et si le roi n’était pas vraiment étranger à l’enlèvement de Jeanne.