Mais alors?…
Et les points d’interrogation se posaient multiples et précipités dans la cervelle de d’Étioles qui s’affolait.
Alors, qu’étaient donc venus lui raconter ces deux ivrognes?
Alors, pour qui Berryer avait-il enlevé sa femme?… pourquoi?… dans quel but?…
Et si les deux ivrognes avaient rêvé?… si toute cette histoire n’était qu’une imagination, un conte trouvé dans les fumées du vin?…
Si Berryer, comme le roi, était étranger à cet enlèvement?…
Alors, par qui sa femme aurait-elle été enlevée?…
Car enfin, il ne rêvait pas… il ne devenait pas fou… sa femme avait bien réellement disparu…
Toutes ces questions passèrent comme un éclair dans la tête du malheureux.
Cependant, il fallait répondre au roi séance tenante et de manière à lui prouver péremptoirement qu’il n’était pas dupe… au cas où Louis XV jouerait une comédie.
Sans hésiter, il répondit:
– Ce que je demande, Sire?… Justice!… Qui j’accuse?… Berryer!…
En faisant ces réponses avec une lenteur calculée, d’Étioles observait le roi et se disait:
– Puisqu’il faut mettre les points sur les i, en voilà… Maintenant, Sire, vous voyez bien que je sais tout et qu’il faut compter avec moi.
Mais le roi, à cette accusation lancée contre Berryer, se contenta d’ouvrir des yeux où se lisait le plus complet ébahisse-ment et hochait la tête de l’air de quelqu’un qui se dit qu’il a affaire à un fou.
Et la mimique du roi était si expressive, sa tranquillité, son assurance si complètes, si absolues, que d’Étioles sentit une sueur froide lui mouiller l’épiderme.
Le roi, cependant, répéta, comme n’en pouvant croire ses oreilles:
– M. le lieutenant de police!… Ah! pardieu! voilà qui est particulier.
Au même instant, et comme s’il eût été appelé par quelque mystérieuse voix, comme s’il eût assisté, invisible, à cet entretien, et qu’il eût jugé son intervention opportune, à ce moment précis, le lieutenant de police fit son entrée dans le cabinet du roi et s’arrêta à quelques pas du bureau de son maître, attendant dans une attitude pleine de calme et de dignité.
– Ah! pardieu!… fit joyeusement le roi, vous arrivez bien, Berryer, vous allez apprendre une nouvelle…
Berryer s’inclina sans répondre un mot.
Mais le regard qu’il jeta au roi fut tel que celui-ci eut la sensation très nette que son lieutenant de police avait assisté caché à tout cet entretien et qu’il était parfaitement au courant de la situation.
D’Étioles, lui, ne vit rien; seulement il sentit vaguement que la partie était perdue pour lui, et à cette pensée, il sentait l’affolement le gagner.
Le roi continuait toujours en plaisantant:
– Savez-vous, Berryer, qu’on me demande votre tête?…
– Oh! oh! fit Berryer, mais c’est que j’y tiens, moi, à ma tête… Mon Dieu oui, ajouta-t-il en souriant, j’ai cette faiblesse.
– Savez-vous de quoi on vous accuse? reprit le roi en riant.
– On m’accuse… moi?… fit Berryer en fronçant le sourcil.
Le roi fit signe que oui.
– Pardon, Sire, mais… qui m’accuse?…
Toujours sans répondre, le roi montra d’Étioles.
Berryer alors se tourna vers le financier qu’il n’avait pas eu l’air de voir jusque-là, et le toisant avec une suprême impertinence, il laissa tomber dédaigneusement du bout des lèvres:
– Monsieur?…
Et, outrant l’impertinence, il tourna le dos avec désinvolture, comme si ce monsieur eût été un trop infime individu pour que lui, Berryer, lui fit l’honneur de s’occuper de lui et de prêter la moindre attention à ses accusations.
– Alors, fit-il au roi, je puis respirer tranquille… ma tête n’est pas près de tomber.
D’Étioles frémit sous l’outrage, et, malgré qu’il fût loin d’être brave, il crut devoir faire un pas vers le lieutenant de police qui se contenta de le regarder narquoisement en haussant les épaules.
– Ne riez pas, Berryer, reprit le roi qui, ce disant, souriait ironiquement, ne riez pas… c’est fort grave.
Puis, se tournant vers d’Étioles qui s’enfonçait les ongles dans la paume des mains avec rage:
– Or çà, monsieur, voici M. le lieutenant de police: répétez, je vous prie, ce que vous venez de nous dire.
D’Étioles se sentait perdu.
Néanmoins, faisant appel à toute sa volonté, il se campa devant Berryer d’un air arrogant et dit d’un ton ferme:
– Sire, je viens vous demander justice.
– Bien, monsieur, fit le roi gravement. Contre qui?
– Contre… cet homme.
D’Étioles mit dans ces trois mots tout ce qu’il put trouver de dédain, pendant que sa main s’allongeait menaçante vers Berryer impassible, le regardant fièrement avec un mépris non dissimulé.
– Cet homme, fit le roi en insistant sur les mots employés par d’Étioles lui-même, cet homme, c’est M. le lieutenant de police, monsieur, songez-y.
D’Étioles s’inclina en signe qu’il maintenait son accusation.
– Bien, monsieur!… Et vous accusez M. le lieutenant de police de…?
– J’accuse M. Berryer d’avoir enlevé ou fait enlever Jeanne Le Normant d’Étioles, ma femme, fit d’Étioles qui frémissait de terreur mais néanmoins tenait bon jusqu’au bout, ne voulant renoncer à la partie que lorsqu’il la jugerait irrémédiablement perdue.
– Ah! ah! monsieur Berryer, fit le roi en riant, je vous y prends là, mon maître… Qui aurait dit cela d’un homme aussi grave que vous… Comme on se trompe, mon Dieu, sur le compte des gens. Eh bien! monsieur Berryer, ajouta-t-il très gravement, vous avez entendu l’accusation de… monsieur… Qu’avez-vous à répondre?…
– Oh! Sire, fit Berryer avec une indignation bien jouée j’espère bien que le roi ne me fera pas l’injure de m’obliger à me disculper d’une accusation aussi… ridicule.
Et Berryer foudroyait d’Étioles atterré d’un coup d’œil insolent, pendant que celui-ci, rassemblant tout son courage, grondait, menaçant:
– Monsieur!…
– Holà! fit le roi paisiblement, tout doux, monsieur le traitant…
Puis, se tournant vers Berryer:
– Faites entrer, dit-il simplement.
Berryer transmit l’ordre du roi à un officier de service et les portes, s’ouvrant aussitôt, le cabinet du roi se remplit de courtisans. Alors lorsque le roi vit là sous sa main tous les témoins qu’il désirait pour la leçon qu’il voulait infliger à d’Étioles, il se tourna vers lui et, fort gravement, lui dit:
– Il nous plaît, monsieur, de mettre sur le compte de la douleur qui vous égare les propos irrévérencieux que vous avez tenus ici et nous voulons bien les oublier. Mais, ajouta-t-il sur un ton menaçant, n’y revenez pas, mon maître… il y en a qui pourrissent à la Bastille pour moins que cela… ne l’oubliez pas!…