Puis, se tournant vers Berryer pendant que le malheureux d’Étioles foudroyé sentait se jambes se dérober sous lui:
– Monsieur Berryer, ajouta le roi, vous voudrez bien, je l’espère, oublier les propos incohérents de ce… malheureux, – du doigt il désignait d’Étioles, livide, anéanti.
– Sire, fit Berryer, le roi me donne l’exemple en oubliant lui-même.
– Mais ce n’est pas tout, continua le roi qui, se tournant vers d’Étioles, lui dit: Par égard pour le malheur qui vous frappe, nous voulons faire quelque chose pour vous… Berryer, il faudra aider ce malheureux époux à retrouver la femme qu’il aime.
– Sire, je suis aux ordres de Votre Majesté, répondit laconiquement Berryer.
– Très bien! fit le roi d’un air satisfait.
Puis, se tournant vers d’Étioles:
– Allez, monsieur, allez en paix, époux infortuné… M. le lieutenant de police est un habile homme et il saura bien retrouver celle que vous aimez.
Et pendant que d’Étioles écrasé se retirait en chancelant, sans trouver un mot, le roi, avant que le malheureux eût quitté la pièce, dit aux courtisans qui l’entouraient, avec une commisération admirablement jouée:
– Messieurs, plaignez M. d’Étioles… On vient de lui enlever sa femme… sa femme qu’il adore… et je crains bien que la douleur n’ait égaré la raison de ce pauvre homme.
Tout aussitôt les courtisans s’écartèrent devant d’Étioles comme s’il eût la peste, et le cynique personnage, la tête bourdonnante, les yeux vagues, effaré, livide, ayant vraiment l’air d’un fou, comme le roi l’avait donné à entendre, roulant déjà dans sa tête des projets de vengeance terrible, sortit en vacillant comme un homme ivre.
Alors le roi, se tournant vers les courtisans:
– Messieurs, dit-il, l’audience est levée… Monsieur le lieutenant de police, restez… nous avons à travailler.
Aussitôt le cabinet se vida.
– M’est avis, fit le roi, lorsqu’il fut seul avec Berryer, que ce qui désole le plus l’honnête mari qui sort d’ici, c’est que je ne sois pas l’auteur de l’enlèvement de sa femme.
– C’est ce que je pensais aussi, Sire! dit froidement Berryer.
VII LES PENSÉES DE DAMIENS
La nécessité où nous sommes de raconter les événements qui se déroulent dans cette histoire dans leur ordre chronologique nous a obligé pendant quelque temps à laisser dans l’ombre un personnage important, que le lecteur n’aura sans doute pas oublié.
Nous voulons parler de cet homme sombre, triste, terriblement énigmatique: François Damiens.
Depuis qu’il est entré au service du sous-fermier, Damiens est resté constamment inoccupé: ses fonctions consistant, ainsi que le lui a dit son nouveau maître, à ne rien faire.
Damiens n’ignorait pourtant pas que cette inaction qui lui pesait pouvait cesser brusquement; il savait qu’il devait se tenir prêt pour l’action… Quelle action?… Il ne savait pas encore. Ce qu’il savait, par exemple, c’est que le jour où son maître ferait appel à ses services, son intervention devrait être terrible.
Et, sombre, farouche, replié en lui-même… il attendait…
Mais si le corps restait, chez lui, inactif, il n’en était pas de même de l’esprit.
Un monde de pensées, tantôt douces, tantôt cruelles: pensées d’amour humble et soumis, de haine formidable, de dévouement inébranlable, d’abnégation sublime… se croisaient, se heurtaient dans son cerveau surchauffé…
Un travail lent, mais tenace, continu, se faisait dans cette tête étrange, aux yeux d’une profondeur insondable, aux lèvres crispées par un rictus amer… Une tension d’esprit extraordinaire tenait cette intelligence hautaine en perpétuel éveil.
Damiens se souvient toujours de la nuit horrible – et douce aussi – où d’Étioles le prit par la main pour le conduire jusqu’à sa porte à elle…
Le malheureux frissonne encore lorsqu’il songe aux heures de tortures qu’il a passées là.
Ses dents grincent de fureur lorsqu’il se remémore l’abominable tentation à laquelle il a été exposé…
Mais une fierté lui vient – et alors il lève haut la tête, son œil s’illumine – lorsqu’il songe qu’il a pu pénétrer à temps la pensée cynique de son sinistre maître et que, prêt à devenir criminel, l’intelligence, chez lui, dominant la matière, il a su résister à la tentation… pénétrer un dessein d’une horreur insondable et s’arrêter à temps…
Et qui sait?… en ne commettant pas l’abominable forfait auquel on le poussait, il a peut-être entravé pour plus tard il ne sait quel ténébreux projet qui échouera par le fait de son honnêteté…
Une joie ineffable, à cette pensée consolante, transfigure complètement cette face ravagée qui devient alors presque belle…
Et une infinie douceur repose ces traits tourmentés, cette figure habituellement sombre et fatale, lorsqu’il songe à la douce, à l’inoubliable minute où il a osé, lui… le misérable paria… s’agenouiller humblement, respectueusement, devant l’idole, et baiser dévotieusement le bas de sa robe blanche… blanche comme l’âme pure et candide de la vierge traîtreusement endormie et livrée à lui comme une proie… et qu’il a su respecter.
Damiens n’était ni un philosophe ni un penseur profond.
Nous l’avons entendu avouer lui-même son ignorance à Henri d’Étioles.
Mais il avait d’instinct le sentiment de ce qui est beau, bon, juste, loyal…
Damiens avait été sur le point de succomber; et il se reprochait cette scène de défaillance avec autant d’âpreté et d’amertume que s’il eût réellement accompli la faute.
Une passion ardente s’était emparée de ce solitaire qui, jusqu’à ce jour, n’avait, pour ainsi dire, vécu que dans la compagnie d’idées étranges, trop lourdes pour son cerveau inculte.
Dès l’instant où Jeanne lui était apparue, elle était entrée dans son cœur en souveraine maîtresse et sa vie avait été fixée.
Certes, le malheureux se rendait compte de la distance infranchissable qui le séparait de celle qu’il adorait en secret… mais quoi?… peut-on empêcher l’humble fleur des champs de tourner son calice odorant vers le soleil rayonnant?
Damiens n’attendait rien, n’espérait rien de celle qu’il aimait d’un amour immense, le premier, le seul amour que cet être énigmatique eût jamais éprouvé; néanmoins son âme volait vers elle comme vers la source dispensatrice de chaleur, de lumière et de vie.
Il n’espérait rien… et pourtant sa passion était violente… et plus violente encore sa jalousie.
Qui savait si ce sentiment ne le pousserait pas un jour jusqu’à vouloir la mort de quiconque aurait à ses yeux défloré l’idole!
Cette profonde jalousie n’avait pas échappé à l’œil perçant d’Henri d’Étioles, et nous avons pu voir le sous-fermier l’exciter jusqu’à la fureur avec une habileté diabolique.
Tel était l’amour de Damiens pour Jeanne jusqu’au moment où nous l’avons vu résister à l’atroce tentation au-devant de laquelle d’Étioles l’avait précipité…
Plus tard, sous l’empire de l’horreur ressentie, se condamnant lui-même au châtiment et à la réparation, cet amour, tout en restant aussi complet, aussi vivace que par le passé, cet amour devait changer de face, s’affiner, se purifier, s’immatérialiser pour ainsi dire.