Pour se châtier d’une action basse et vile qu’il avait failli commettre, cet homme, doué d’un caractère de fer, d’une volonté inébranlable, eut la force d’arracher de son cœur tous les sentiments mauvais et mesquins – et pourtant, combien humains! – qui flottaient à la surface de son amour comme des scories dans un métal précieux en ébullition.
Et ainsi dégagé de toutes les scories de la passion, il ne resta dans ce cœur qu’un amour fait de dévouement, d’abnégation, d’immolation; un sentiment d’une beauté inaccessible aux seules natures d’élite; un joyau plus transparent que le diamant… et plus solide aussi.
Dans les hauteurs sereines où il s’était élevé, Damiens pouvait maintenant se dire, avec fierté, qu’il cachait dans sa pensée un rêve d’une incomparable pureté.
Et Jeanne ne se doutait pas qu’elle avait à côté d’elle, vivant dans son ombre, un être prêt aux abnégations surhumaines… capable, sur un signe d’elle, de se sacrifier pour l’homme qu’elle eût aimé… et, dût son cœur en saigner, dût-il en mourir, capable de trouver la force de sourire au bonheur de Jeanne… ce bonheur lui fût-il apporté par un autre!
Mais si l’amour de cet homme pour Jeanne s’était élevé à ces hauteurs, en revanche il avait été pris d’une haine farouche contre d’Étioles.
Son instinct, – son amour plutôt -, lui disait que celui-là était l’ennemi direct, le plus terrible et le plus acharné de la jeune femme, et par ce fait qu’il sentait que d’Étioles en voulait au bonheur de Jeanne, il haïssait d’Étioles de toutes ses forces… presque autant qu’il aimait Jeanne.
La disparition de Jeanne ne lui avait pas échappé.
La sérénité parfaite avec laquelle d’Étioles acceptait cette disparition lui faisait craindre un danger pour elle, et sa haine contre son maître s’exaspérait encore davantage en même temps que s’augmentait sa soif de sacrifice.
Et lui qui, quelque temps avant, savamment excité par le sous-fermier, se fût dressé farouche et le couteau à la main entre Jeanne et le roi, il se sentait maintenant capable, si le bonheur de Jeanne en dépendait, de se faire l’esclave du roi!
Ainsi le financier, qui croyait par la toute-puissance de son or de par les ressources de son esprit astucieux, s’être attaché un auxiliaire précieux, avait, au contraire, un ennemi formidable, d’autant plus dangereux qu’il était dans son entourage immédiat, mis sur ses gardes par une expérience acquise et lisant couramment dans le jeu de d’Étioles tandis qu’il dissimulait le sien.
Telle était l’état d’âme de Damiens lorsque le laquais, à qui d’Étioles en avait donné l’ordre en descendant de carrosse devant le palais du roi, vint l’avertir de se tenir prêt, le maître ayant besoin de lui.
Damiens avait frissonné antérieurement et s’était préparé pour la lutte imminente contre d’Étioles qui, décidément, jouait de malheur, car en prévenant ainsi Damiens, il lui donnait le temps de dresser ses batteries.
Damiens attendit donc son maître le cœur battant d’espérance à la pensée qu’il allait enfin apprendre ce qu’elle était devenue.
Cependant d’Étioles avait quitté le palais, assommé, anéanti par l’écroulement de ses rêves, n’ayant plus même la force de penser.
Il s’était jeté dans son carrosse, n’ayant qu’un désir:
Fuir ces lieux où il avait subi la plus sanglante des humiliations.
D’une voix rauque, il avait crié au cocher:
– À l’hôtel, à Paris!
Et il s’était laissé choir sur les coussins de la voiture.
Longtemps il resta hébété, anéanti, la cervelle vide, n’ayant même pas une idée.
Peu à peu il se ressaisit et essaya de voir clair dans la catastrophe qui le frappait.
– Joué!… je suis joué!… grondait-il… Il est évident que le roi n’est pour rien dans l’enlèvement de ma femme… et je suis allé stupidement… Mais alors, si le roi n’a rien à voir dans cette affaire, quel conte ces deux ivrognes sont-ils venus me faire?… Je m’y perds… Pourtant leur attitude était sincère… D’autre part, le roi m’a paru de bonne foi… et puis, s’il était coupable, il n’aurait jamais osé… Alors, que signifie cette histoire d’une intervention de Berryer?… Berryer aurait-il simplement prêté la main à un autre larron?… ce n’est guère probable… et pourtant… Ce qu’il y a de clair, c’est que Jeanne a disparu… et que le roi n’est pour rien dans cette disparition… Mais alors qui?… Oh! je saurai!… je trouverai, dussé-je remuer ciel et terre et jeter l’or à pleines mains… et alors, malheur à celui qui m’a enlevé ma femme… celui-là, je veux le tenir pantelant sous mon talon… Et si tout cela n’était qu’une invention de Jeanne elle-même?… Si Jeanne en aimait un autre?… Si elle était allée librement retrouver celui-là, forgeant cette histoire de Berryer et du roi pour me donner le change?… Oh! alors, malheur à lui! et malheur à elle!… Mais non, je suis fou, Jeanne aime le roi… Alors, quoi?… Oh! je trouverai… je trouverai… Et ce roi, cet insolent Berryer, comme ils se sont joués de moi!… comme ils m’ont écrasé, humilié… Ah! je me vengerai… je me vengerai d’une manière terrible!…
Et un sourire effrayant lui venait aux lèvres, car, songeant à Damiens qui l’attendait sur son ordre, il songeait:
– De ce côté-là, du moins, je tiens ma vengeance!…
Et un geste de menace complétait la pensée de cet homme haineux qui, maintenant maître de lui, échafaudait des plans de campagne, prêt à lutter encore.
Mais son esprit inquiet revenait toujours au ravisseur inconnu de sa femme.
Ah! celui-là!… celui-là!…
D’Étioles voulait bien, – il avait même fait tout ce qu’il avait pu pour cela – que sa femme devint la maîtresse du roi parce que le roi seul pouvait lui donner ce qu’il n’avait pas, ce qu’il désirait par-dessus tout: les honneurs et les dignités…
Mais à un autre, non!… Jamais!…
Et toujours il pensait au misérable qui lui avait ravi cette Jeanne… et il cherchait sans trêve comment il se vengerait de lui… sans rien risquer pour sa précieuse personne.
Nous avons dit qu’il était lâche. Sa lâcheté en cette occurrence s’étalait dans toute sa hideur.
À force de ressasser dans son esprit comment il pourrait se venger sans risques pour lui, un nom finit par lui traverser le cerveau:
D’Assas!…
Eh! oui, parbleu!… le cadet le vengerait… Pardieu! il paierait ce qu’il faudrait pour cela et tout serait dit…
Peut-être même, en y réfléchissant, n’aurait-il pas besoin de délier les cordons de sa bourse pour cette besogne… Non qu’il fût ladre, il était prodigue; mais il se rendait bien compte que le chevalier n’accepterait pas une pareille mission pour tout l’or du monde.
Voilà pourquoi il se disait que ce qu’il ne pouvait espérer de d’Assas en le payant, il l’obtiendrait sans doute pour rien… en rusant.
Oui! oui! tout cela s’arrangeait petit à petit…
Damiens pour le roi et Berryer aussi peut-être…
D’Assas pour l’autre…
Lui-même se chargerait de Jeanne!…
Allons! allons! il n’était pas aussi perdu qu’on voulait le croire, qu’il l’avait cru lui-même!