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– Allons, dit Crébillon, tu as mal à la tête, mon pauvre Noé. Couche-toi et dors…

Mais Noé était tenace. De plus, son rêve l’avait sans doute vivement frappé et il tenait à le raconter. Aussi, sans tenir compte de la recommandation du poète, continua-t-il imperturbablement:

– J’étais très fatigué et je m’étais assis sur une borne renversée à deux pas d’une porte… Tout en soufflant un peu, je regardais le marteau de cette porte qui était cassé; figure-toi, Crébillon, que ce marteau était un cercle en fer forgé dont il manquait la moitié… Or, comme je regardais ce cercle brisé, la porte s’ouvrit et je vis trois hommes. L’un d’eux avait l’allure d’un gentilhomme et portait l’épée, le deuxième paraissait être un bon bourgeois et, le troisième, un valet. Celui qui avait l’air d’un gentilhomme dit au bourgeois:

– Alors, docteur, l’état de cette dame est inquiétant?

– Très inquiétant, monsieur, répondit le bourgeois, aussi je ne saurais trop vous recommander de faire exécuter dès demain matin, à la première heure, l’ordonnance que je vous ai laissée. Le moindre retard pourrait être fatal à la malade.

– Soyez tranquille, docteur, vos instructions seront suivies à la lettre dès demain matin.

Là-dessus, le petit bourgeois s’était éloigné rapidement et les deux autres étaient restés sur le pas de la porte.

Crébillon s’était enfui dans la ruelle n’entendant que vaguement le récit de Noé qui, d’ailleurs, paraissait parler autant pour lui-même que pour son ami.

– Alors, reprit Poisson, le valet dit au gentilhomme:

– Morbleu! il ne manquait plus que d’avoir cette petite Mme d’Étioles malade sur les bras!

Au nom de Jeanne, Crébillon tressaillit et malgré lui prêta une oreille moins distraite au récit de l’ivrogne qui continua:

– Ne trouves-tu pas que c’est curieux, Crébillon?… Mais le plus curieux encore c’est que ce valet ajouta:

– Ne trouvez-vous pas, mon cher comte, que M. Jacques a des exigences inconcevables?

Vois-tu, Crébillon, ce valet qui appelle familièrement un gentilhomme: mon cher comte!… il n’y a que dans les rêves qu’on voit de ces choses-là! Et le comte répondait:

– Que voulez-vous, mon cher, notre maître a des desseins profonds qu’il n’est pas tenu de nous dévoiler et mieux est de lui obéir sans discuter.

– D’accord! mais il n’en est pas moins vrai que le métier que je fais ici n’est pas très drôle et commence à me peser, et puisque cette petite d’Étioles…

– Chut! mon cher, pas de noms, je vous prie.

– Puisque cette petite est gravement malade… sans que nous soyons pour rien dans cette maladie… il eût peut-être été plus prudent de la laisser se débattre… sans la secourir.

– C’est ce que j’ai dit aussi. Mais le maître prétend que cette dame n’étant plus à craindre pour nous… celui que vous savez ne songeant plus à elle… la laisser mourir sans lui venir en aide serait un crime inutile.»

Crébillon, de plus en plus intéressé par l’étrange récit que lui faisait Noé, s’était assis sur son séant et écoutait maintenant très attentivement son ami qui, flatté de cette attention soudaine, continuait:

«Le valet répondit:

– Excusez ma question, mon cher comte, mais depuis que je suis enfermé dans cette sorte de prison, je suis plus ignorant des choses de la cour que le plus provincial des hobereaux… Alors c’est bien vrai?… le roi est tout occupé de la comtesse?…»

Ici, Noé parut faire un effort de mémoire.

– C’est bizarre, reprit-il, le nom de cette comtesse ne me revient pas… je l’ai sur le bout de la langue… il y a du vin dans ce nom-là… baril… barrique…

– Du Barry! fit Crébillon qui trouvait extraordinaire cette corrélation qu’il découvrait soudain entre les propos entendus dans un rêve par son ami et ce que lui avait dit le lieutenant de police.

– Du Barry!… C’est bien cela! fit Noé rayonnant, tu as deviné du premier coup, toi.

– Continue! répondit Crébillon qui semblait réfléchir profondément. Après, que s’est-il passé… dans ton rêve?

– Après?… Le gentilhomme a poussé un juron formidable et il a vertement relevé le laquais parce qu’il prononçait tout haut le nom du roi et de cette comtesse.

– Ensuite?

– Ensuite le gentilhomme qui était dans l’intérieur est sorti vivement, suivi du laquais; ils ont inspecté la rue et m’ont découvert sur ma borne.

– Et alors que s’est-il passé?

– Le gentilhomme est venu à moi; il m’a secoué… je crois même qu’il a dû me bâtonner quelque peu, car je me sens moulu comme si vraiment on m’avait battu cette nuit… Quel rêve!… Mais attends, Crébillon, ce n’est pas fini… Après m’avoir rossé de son mieux, le gentilhomme dit au laquais:

– Il n’y a rien à craindre pour ce coup-ci, ce n’est qu’un ivrogne qui cuve son vin. Mais une autre fois, mon cher, soyez plus prudent.

Là-dessus il est parti pendant que le valet tout penaud rentrait et fermait la porte sur lui. Mais ne voilà-t-il pas un rêve extraordinaire?

– Extraordinaire, en effet, répondit Crébillon qui sauta à bas du lit et qui, tout en s’habillant vivement, songeait: Tellement extraordinaire que je jurerais que mon sacripant de Noé est sorti et que ce rêve prétendu pourrait bien être une belle et bonne réalité. Je connais, du reste, cette boutique de droguiste, ce pavot d’argent… Où diable ai-je vu tout cela?…

Tout en songeant ainsi, Crébillon s’était approché de Noé qu’il inspectait de très près – ce qu’il avait négligé de faire jusque-là – et il constatait que les vêtements de son ami étaient maculés de boue comme s’il avait roulé dans un ruisseau.

Cette découverte confirmait les soupçons qui venaient de se faire jour dans l’esprit du poète qui, répondant à une idée qu’il paraissait suivre obstinément, s’écria soudain, au grand ébahissement de Noé:

– J’y suis!… je sais où est ce pavot d’argent!… Par la mort Dieu! j’en aurai le cœur net.

Et comme Noé le regardait avec un ahurissement profond, puisant machinalement dans sa tabatière de fortes doses de tabac qu’il se fourrait dans les narines, le poète ajouta sur un ton impératif:

– Allons! leste! debout!… nous sortons!

– Crébillon, fit la voix dolente de Noé, je suis bien malade… et j’ai bien soif pour sortir maintenant.

– Tu boiras et tu te soigneras en rentrant… Dépêche-toi, nous n’avons pas de temps à perdre.

Le ton impératif du poète, sa mine grave et soucieuse donnèrent sans doute à réfléchir à maître Noé, car sans plus rechigner, mais non sans pousser force soupirs, il se mit péniblement sur ses jambes vacillantes.

Alors le poète saisit une valise contenant des effets de rechange qu’ils avaient emportés, en sortit un costume complet appartenant à Noé et, le lui tendant:

– Habille-toi! fit-il toujours laconique.

Et, pour aller plus vite, lui-même se mit à dévêtir son ami pièce à pièce.

– Tiens! remarqua Crébillon, ton habit est déchiré.