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– Pourtant, hier il ne l’était pas…

– Regarde toi-même, reprit le poète en mettant sous les yeux de Noé l’habit maculé qu’il venait de lui enlever.

– C’est ma foi vrai, fit Noé étonné, le galon est arraché aux revers… Pourtant hier…

– Arraché est le mot, pensa le poète. On dirait effectivement que ce galon a été arraché brutalement… Enfin, nous allons bien voir…

Aidé par Crébillon, Noé Poisson eut bientôt changé de costume, et les deux amis sortirent.

Sans hésitation, Crébillon prit le chemin des Réservoirs et entra dans la ruelle de ce nom, en se disant toujours tout bas:

– Nous allons bien voir.

Lorsqu’ils furent dans la ruelle, Crébillon s’arrêta devant la deuxième maison à droite, et comme il levait le nez en l’air, paraissant chercher quelque chose, machinalement Noé fit de même et resta bouche bée, les yeux écarquillés.

– Crébillon?… fit-il. Oh! comme c’est bizarre!…

– Quoi donc? fit Crébillon qui l’observait du coin de l’œil.

– Cette enseigne, continua Noé, ces paquets d’herbes, ce pavot d’argent… ils ressemblent étrangement à ceux que j’ai vus dans mon rêve!… Comme c’est bizarre!…

– C’est un reste de ton ivresse d’hier, répondit Crébillon qui continua son chemin, entraînant Noé qu’il tenait toujours par le bras.

Mais quelques pas plus loin, nouvelle exclamation de l’ivrogne qui venait de reconnaître la borne renversée qu’il avait vue dans son rêve.

Et comme Crébillon haussait les épaules avec incrédulité, Noé reconnut aussi le marteau de porte cassé, bien mieux, il trouva et ramassa un morceau de galon qui traînait par terre et qui ressemblait diantrement au galon de l’habit déchiré qu’il venait de quitter.

Mais comme l’ivrogne poussait des exclamations intempestives, répétant toujours:

– Oh! comme c’est bizarre!…

Crébillon lui dit en se croisant gravement les bras et de son air le plus sévère:

– Ceci vous prouve, monsieur Poisson, que non seulement vous vous êtes grisé hier, mais encore que vous êtes sorti… malgré le serment solennel que vous aviez fait… sans vous soucier de ce qu’il pourrait advenir de moi, votre ami… en sorte que s’il m’était arrivé malheur, vous n’auriez pu me venir en aide, comme il était convenu… et si j’étais mort… car je pouvais être tué… arrêté… que sais-je?… de quelle utilité m’auriez-vous été?… d’aucune!… et je serais mort par votre faute, assassiné par vous… mon ami!…

À cette verte mercuriale, à cette évocation de son ami mort par sa faute, le pauvre Noé, tout honteux, sentit des larmes lui monter aux yeux, et d’une voix humble et soumise il murmura:

– Pardonne-moi, Crébillon… mon ami!…

Le poète secoua douloureusement la tête comme pour dire: Je n’ai plus d’ami!

– Que faut-il faire pour réparer… parle!

– Écoutez, monsieur Poisson, les dangers que j’ai courus hier et auxquels j’ai échappé je vais les courir encore… Ce soir votre ami Crébillon sera peut-être enfermé dans quelque cul de basse fosse… Vous seul pourrez peut-être me tirer de là… Aurez-vous la volonté nécessaire pour rentrer à l’hôtellerie, n’en pas bouger… ne pas boire?…

Et tout en parlant, Crébillon s’était éloigné sans affection de la fameuse porte au marteau brisé, emmenant, naturellement, Noé avec lui.

Noé, sincèrement ému, répondit avec un empressement qui prouvait que son affection pour le poète était profonde et sincère:

– Je rentre à l’instant, Crébillon, et cette fois, si tu ne me retrouves pas tranquille et à jeun, passe-moi ton épée au travers du corps… je l’aurai mérité.

Et après avoir broyé énergiquement la main de son ami, Noé partit rapidement, sans tourner la tête, en secouant son gros ventre.

Crébillon, débarrassé de Noé, avisa une sorte de cabaret borgne qui se trouvait presque en face la porte au marteau, y entra, demanda une bouteille de vin et s’installa de façon à ne pas perdre de vue la mystérieuse maison.

Tout en buvant lentement son vin et en surveillant la porte, le poète songeait à Noé et reconstituait par la pensée ce qui avait dû se passer la veille pendant qu’il était chez le lieutenant de police.

– Pardieu! se disait le poète, le drôle s’est enivré, puis il est sorti. Il se sera affalé devant cette porte… c’est ce qu’il appelle s’être reposé sur une borne… Il aura ainsi, à demi assommé par l’ivresse, assisté à la conversation de ces mystérieux personnages… Découvert, il a été saisi à la gorge par celui qui est comte; brutalement secoué, le galon de son habit est resté entre les mains de celui qui le tenait et qui, voyant dans quel état se trouvait l’homme qu’il voulait étrangler, l’aura laissé retomber lourdement sur la chaussée… c’est ce que Noé appelle avoir été roué de coups. Le malheureux ne se doute pas qu’il l’a échappé belle… à moins que tout le reste ne soit réellement qu’un rêve.

Tout en soliloquant, Crébillon poursuivait patiemment sa surveillance.

Neuf heures du matin sonnèrent et il y avait bien deux heures que le poète était aux aguets.

Il commençait à perdre patience lorsque soudain il tressaillit.

La porte d’en face venait de s’ouvrir et un minois de soubrette éveillée se montrait dans l’entrebâillement.

Crébillon aussitôt se leva, paya et sortit.

Sans affection il suivit de loin la soubrette qui venait de quitter la maison et ne cherchait nullement à se cacher. Il la vit entrer chez le droguiste.

Le cœur de Crébillon battit violemment.

– Est-ce que le rêve de Noé serait vrai jusqu’au bout? songea-t-il.

Et, se dissimulant dans une encoignure, il attendit.

Au bout de quelques instants, la soubrette reparut chargée de petits paquets et de fioles, et se dirigea rapidement vers la fameuse porte qui s’ouvrit devant elle et se referma sans bruit.

Alors Crébillon, à son tour, entra chez l’herboriste et, moyennant l’achat de quelques pastilles et d’un sirop souverain pour la toux, à ce que prétendait le droguiste, grâce à quelques compliments adroitement faits, il apprenait que la soubrette venait ainsi chez ce droguiste depuis quelque temps, presque tous les jours, et que la personne malade était une dame qui recevait l’hospitalité chez les maîtres de la soubrette.

Il n’y avait plus de doute à avoir: Noé n’avait pas rêvé…

Restait à savoir si la dame malade était réellement Jeanne.

En quittant le lieutenant de police, le poète s’était dit que puisque Jeanne filait le parfait amour avec le chevalier d’Assas, il ne voyait pas pourquoi il irait les importuner.

Car Crébillon ne doutait pas que l’histoire que lui avait contée Berryer ne fût vraie.

Débarrassé du remords d’avoir livré Jeanne au roi, il s’était dit que le meilleur était de rentrer tranquillement à Paris; ce qu’il aurait fait le matin même, si Noé ne l’avait arrêté par le récit de son rêve.

La conversation entre ces étrangers, surprise par l’ivrogne dans son ivresse, était venue confirmer au poète la sincérité des dires du lieutenant de police.

Mais de deux choses l’une: ou Noé avait puisé dans les fumées de l’ivresse l’histoire qu’il avait racontée et, alors, cette coïncidence d’une femme malade précisément dans la maison reconnue par l’ivrogne n’était qu’une coïncidence extraordinaire, sans plus, ou le tout était vrai.