Alors la malade pouvait fort bien être Mme d’Étioles… ce qui ne lui était pas encore prouvé.
En tout cas, ce qui ressortait de plus clair pour le poète, de tout cet imbroglio, c’est que Jeanne courait un danger réel… qu’elle avait des ennemis puissants qui paraissaient s’acharner à sa perte, sinon à sa vie.
Dès lors, le devoir du poète lui paraissait tout tracé:
Découvrir Jeanne et l’arracher à ses persécuteurs.
Et puisque Berryer, qui n’avait pas menti sur tant de points si importants, prétendait que le chevalier d’Assas pouvait donner la clef de cette énigme: rechercher et trouver coûte que coûte le chevalier.
Telles étaient les réflexions de Crébillon tandis qu’il réintégrait la chambre de l’hôtellerie où l’attendait Noé.
Et le poète, qui le matin comptait rentrer à Paris, était maintenant fermement résolu à ne pas quitter Versailles tant qu’il n’aurait pas découvert la retraite de d’Assas et celle de Jeanne, tant qu’il n’aurait pas reçu l’assurance que rien ne menaçait cette dernière, et, enfin, tant qu’il ne saurait pas d’une manière exacte quelle était cette femme de qualité, malade dans la mystérieuse maison de la ruelle aux Réservoirs.
X DE BERNIS À L’ŒUVRE
Nous laisserons, provisoirement, les différents acteurs de cette histoire évoluer suivant qu’ils sont poussés par les événements, leurs passions ou leurs intérêts, et nous reviendrons, si le lecteur le veut bien, à un personnage qu’il nous est impossible de laisser plus longtemps dans l’ombre: nous voulons parler de M. de Tournehem.
Armand de Tournehem avait contracté l’habitude de venir, chaque jour, voir sa fille à l’hôtel d’Étioles, voisin de son propre hôtel.
Lors de l’enlèvement de Jeanne, Henri d’Étioles étant en voyage, M. de Tournehem était dans l’ignorance des événements qui venaient de s’accomplir.
La matrone, pour gagner du temps, affirma à M. de Tournehem que Jeanne, mandée par d’Étioles, avait dû quitter l’hôtel en toute hâte pour rejoindre son mari.
Jeanne et Henri étaient nouveaux mariés. Devant Armand ils affichaient des sentiments passionnés; l’excuse était donc plausible et fut admise par le père qui se consola en se disant que sa fille était heureuse et pardonna en songeant que le bonheur est égoïste.
Mais l’absence de Jeanne se prolongeait, contre toute attente.
En outre, elle gardait un silence inexplicable.
Enfin, d’Étioles était rentré seul.
Héloïse, fort inquiète et agitée, ne savait plus que penser ni à quel saint se vouer.
L’angoisse et l’inquiétude du père ne faisant que croître, Héloïse et Henri durent se résigner à lui apprendre une partie de la vérité.
Devant cet aveu tardif de la disparition de sa fille, la douleur du père s’exhala en reproches violents à l’adresse de la Poisson et de son neveu.
Mais les deux fins matois s’excusèrent en disant que l’intérêt qu’ils lui portaient les avait seul incités à lui cacher la vérité et qu’ils n’avaient eu d’autre but que de lui épargner une douleur qu’ils savaient devoir être profonde; d’ailleurs, d’Étioles espérait retrouver rapidement sa femme avant même que son oncle ait pu concevoir la moindre inquiétude.
Que répondre à une pareille excuse?… Rien évidemment!… au surplus Héloïse et Henri paraissaient sincères!…
Le malheureux père dut donc se résigner et, le désespoir dans l’âme, entreprit les démarches nécessaires pour retrouver sa fille bien-aimée.
Mais comme on s’était bien gardé de parler devant lui du roi; comme on l’avait, au contraire, poussé à effectuer ses recherches dans Paris même, le résultat fut naturellement négatif, malgré que le financier n’eût épargné ni ses démarches, ni son or, ni son crédit, qui était considérable.
Jeanne était restée introuvable.
Devant le malheur qui le frappait, le désespoir du père devint immense et confina à la folie. En quelques jours le malheureux avait vieilli de dix ans.
Il errait, corps sans âme, dans les vastes pièces de son hôtel, cherchant vainement quelle démarche il pourrait tenter, à quelle personne il pourrait s’adresser, en quel endroit il pourrait courir pour retrouver sa Jeanne, sa fille, son trésor…
Et des réflexions sombres étaient venues l’envahir; des pensées sinistres hantaient son cerveau… et, plus d’une fois déjà, l’idée d’en finir par un bon coup de poignard était venue le harceler…
Mais il avait repoussé cette idée de suicide.
Son amour paternel lui criait que sa fille avait besoin de lui, qu’il n’avait pas le droit de faillir à ses devoirs de père, et que, d’ailleurs, il aurait toujours le temps de trancher lui-même une existence qui lui devenait odieuse depuis qu’il était privé du sourire de son enfant… lorsque tout espoir serait irrémédiablement perdu.
Une autre considération l’avait arrêté dans cette voie du suicide où il s’était engagé: il s’était dit que cette douloureuse épreuve qu’il subissait, c’était peut-être le châtiment qui s’appesantissait sur lui, que c’était peut-être là le commencement de l’expiation du crime qu’il avait commis autrefois… et qu’il était puni dans ce qu’il avait de plus cher au monde: son enfant, du lâche abandon dont il s’était rendu coupable envers la mère.
La douleur et le désespoir le rendant quelque peu fataliste, il se disait aussi que ce châtiment était juste et mérité et qu’il n’avait pas le droit de s’y soustraire par la mort.
Mais dans ses longues heures d’angoisse il avait repassé minutieusement tous les événements écoulés depuis le mariage de sa fille. Les moindres faits, le plus petit mot avaient été soigneusement étudiés, et cette conviction qu’il avait, en consentant à ce mariage, fait le malheur de sa fille s’était ancrée, tyranniquement tenace, dans son cœur déchiré d’amers regrets.
Que soupçonnait-il au juste?… Il n’en savait trop rien lui-même.
Qu’avait-il à reprocher à son neveu Henri?… Il ne voyait pas.
Mais un secret pressentiment lui disait que tous les maux de sa fille, et, par conséquent, son malheur à lui, venaient et viendraient de ce mariage.
Jusque-là, le lecteur s’en souvient peut-être, il n’avait eu que de vagues soupçons rapidement étouffés par les assurances de sa fille qui s’appliquait de son mieux à les chasser de son esprit.
Maintenant ses soupçons étaient changés en certitude et il devinait confusément il ne savait trop quelle souterraine trame ourdie contre le bonheur de son enfant… et dont ce mystérieux enlèvement n’était, sans doute, que le premier pas dans la mise à exécution.
Néanmoins, il continuait opiniâtrement ses recherches, toujours sans succès.
Tous les jours aussi, il se rendait à l’hôtel d’Étioles dans l’espoir d’y apprendre enfin du nouveau… et chaque jour amenait une nouvelle désillusion.
C’est ainsi que son neveu Henri, qui suivait à son égard un plan nettement tracé, lui avait appris qu’il s’était, en désespoir de cause, adressé au roi, lequel l’avait reçu très affablement et l’avait renvoyé au lieutenant de police qui, sur l’ordre formel du roi, avait promis de remuer ciel et terre pour retrouver la disparue ainsi que le ou les coupables.